Impressions de montagne

Le 25 octobre 1898

André THEURIET

IMPRESSIONS DE MONTAGNE

PAR

M. ANDRÉ THEURIET

Membre de l’Académie française

Lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies
du 25 octobre 1898

 

 

 

Comme l’a dit excellemment Michelet : « La Montagne est une initiation. » Sous son apparente immobilité, elle est le mouvement même et prend les formes les plus diverses, les plus séduisantes. Elle est l’image de la vie : elle est aussi le symbole des évolutions que subit l’esprit pour se dégager du limon des réalités vulgaires et s’élever graduellement jusqu’aux pures conceptions de l’Idéal. À mesure que nous pénétrons plus avant dans son domaine, elle offre peu à peu à notre contemplation émue tout l’ordre des beautés naturelles, depuis les paysages les plus intimes jusqu’aux panoramas les plus grandioses : — À sa base d’abord, le spectacle de cette activité rustique que Michelet a si amoureusement décrite dans ses pages sur les bains de Saint-Gervais et les prairies de Javernaz ; la riante succession des cultures, champs d’avoine ou de blé bordés de noyers, vignobles tapissant la pente modérée des premiers contreforts, villages épars autour de la nappe bleue d’un lac où glissent de blanches voiles de pêcheurs ; parfois aussi des prés qu’arrosent des ruisseaux aux scintillements d’argent et qui ondulent jusqu’aux lisières ombreuses des châtaigneraies. Ces grands châtaigniers, qui peuplent les premiers gradins de l’amphithéâtre alpestre, l’auteur de la Montagne en parle avec une fraternelle tendresse. Il se plaît à décrire « leurs feuilles, si vertes de vie, étendues comme une main... Ces belles mains, autant qu’elles peuvent, cherchent la lumière, s’y étalent, s’en imbibent avidement. » Il voit en eux des patriarches « faisant à la forêt une entrée vénérable ».

Le véritable domaine forestier ne commence, en effet, qu’après les châtaigneraies. On pénètre alors dans un verdoyant royaume, où les essences d’arbres se diversifient selon les hauteurs, étalant puissamment la majesté de leurs attitudes et de leurs frondaisons : chênes aux robustes armatures et à l’ombrage despotique : tilleuls aux molles et épaisses feuillées : fûts argentés, souples retombées des hêtres : augustes sapins aux basses branches desquels pendent de longues barbes de lichen. Un calme religieux règne sous les voûtes entre-croisées que traverse à peine un rais de soleil, dont l’or verdit et s’attendrit comme une lumière filtrée par un vitrail d’église. Cette paix des bois n’est troublée que par de menus bruits qui en font mieux apprécier le recueillement : murmures de feuilles froissées, grignotements d’écureuils, tac-tac de piverts. Quelquefois aussi, elle est brusquement rompue par une éclatante clameur d’eau bouillonnante, et soudain on aperçoit entre les arbres la vaporeuse écume des cascades ; en bondissant sur les blocs polis des roches, les torrents, pères des fleuves, vont bruyamment se déverser dans le réservoir du lac. En cette humide atmosphère des dessous de bois, l’odorat est réjoui par la savoureuse haleine des framboises sauvages, par les senteurs résineuses des massifs d’épicéas. À mesure qu’on monte, cependant, la forêt s’éclaircit ; les sapins et les hêtres font place aux bois de pins où l’air plus vif se joue en musiques berceuses : puis l’arbre se rapetisse, devient plus clairsemé ; à peine, çà et là, encore quelques mélèzes accrochés aux rocs, quelques bouquets de vernes rabougris, et l’on atteint de vastes étendues de pâturages où résonne la clarine des troupeaux épars. L’herbe, nourrie par de récentes fontes de neige, y pousse drue et haute, et à l’enchantement de la forêt succède celui de la flore alpestre. C’est la région des plantes rares, charmantes de couleur et de forme. Là poussent, pour le plaisir des yeux et la joie des botanistes, les gentianes sans tige dont les urnes d’azur foncé semblent jaillir de la terre, les lis martagons aux retroussis pourprés, les arnicas pareils à de petits soleils, toute une floraison virginale comme les neiges prochaines. On dirait qu’avant de mourir sur les cimes altières, la végétation a voulu se montrer encore une fois dans son plein éclat. Un peu plus loin, en effet, le sol se dénude, et l’on voit surgir la blanche solitude des glaciers. Les pentes s’escarpent, les sentiers ne sont plus que des arêtes de pierres roulantes ; les couloirs deviennent perpendiculaires et semblables à d’abruptes cheminées : les passes, réduites à d’étroites corniches, suspendues sur le vide, ont l’air d’être infranchissables. Mais, comme disent les Anglais, « là où il y a une volonté, il y a un chemin ; Where is a will there is a way », et cet exercice de la faculté de vouloir est une des plus précieuses initiations de la montagne. Elle nous habitue ainsi à lutter contre les difficultés matérielles de la vie, elle nous enseigne que l’effort donne seul du prix à l’existence. Grâce à cet énergique effort, les derniers obstacles sont surmontés, le voyageur prend possession de la plus haute cime, et dans le solennel silence des glaces éternelles, il contemple avec une muette admiration les forêts, les lacs et les plaines étendus à ses pieds.

Dans son livre, avec sa puissante magie d’évocateur, Michelet a lyriquement célébré les émerveillements de la montagne. Même parfois le poète et le voyant, chez lui, s’exaltent jusqu’à émettre d’audacieuses hypothèses qui effaroucheraient plus d’un savant. C’est ainsi qu’il attribue aux progrès et aux reculs des glaciers une influence sur la pensée, l’humeur et la vie nerveuse des peuples voisins. Il ne craint pas d’affirmer que « c’est sur le front du mont Blanc, plus ou moins chargé de glaces, que se lit le futur destin, la fortune de l’Europe. » C’est ainsi encore qu’il n’hésite pas à déclarer que l’arbre soupire et pleure d’une voix humaine. « On croit que c’est le vent, dit-il, mais c’est souvent aussi la circulation intérieure, les troubles de la sève, les rêves de l’âme végétale. » Mais s’il subit à ce point la griserie de la montagne, s’il a pour elle des illusions d’amoureux, cette ivresse et cet amour lui inspirent une éloquence passionnée lorsqu’il en chante les sauvages beautés. Personne mieux que lui n’a décrit la vie étrange des glaciers, la mission salutaire des lacs, la majesté des forêts, « mers de feuilles et de songes », la grâce tendre des prairies en fleurs, les paysages pastoraux ou sublimes de l’Engadine. Personne n’a exprimé plus profondément la philosophie de la montagne et les leçons à tirer d’une communion intime avec elle : éducation de la volonté, « mâle élan vers les hardies, dangereuses, pénibles... » Il a montré, et fort judicieusement, que cette communion intime n’est possible que si la nature alpestre est abordée avec recueillement et maturité. Il en voudrait réserver « les grandes et salutaires émotions à ces crises de la jeunesse où l’homme a besoin d’être soutenu ». Selon lui, la montagne gagne infiniment à n’être vue qu’après l’adolescence. Elle se montre alors avec toute sa grandeur, toute sa magie et tous ses enseignements. « Quoi de plus intéressant, ajoute-t-il, que d’en marquer chaque gradin, et dans son rapport avec l’homme, et pour la nature elle-même ? L’allégement progressif de l’air, le dégagement favorable que les forêts résineuses donnent à notre électricité, l’amphithéâtre des flores diverses de degré en degré, c’est déjà une éducation… »

Pour mon compte, je n’ai connu la Montagne que dans le plein de ma jeunesse. Enfant d’un pays de collines modestes, où des vignobles s’élèvent en pente douce jusqu’aux lisières des plateaux boisés, je n’ai été initié aux beautés mystérieuses des grands sommets qu’à vingt-cinq ans, dans les Pyrénées. Mais à cet âge, où les émotions ont la fraîcheur et le coloris d’une rose épanouie, cette première vision m’a laissé un ineffaçable souvenir.

Je me revois, par un brûlant soleil d’août, gravissant, sac au dos les rampes qui mènent de Barèges aux premiers escarpements du pic du Midi de Bigorre. Je me remémore les pâturages que le cône gigantesque enveloppait déjà d’une ombre bleuâtre. Des chalets s’y éparpillaient sur l’herbe rase du pâtis sans arbre, des touffes d’iris y étalaient des taches violettes, et tout près de la base, dans sa vasque de pierre, le petit lac d’Oncet étendait sa tranquille nappe verte. Je contournai lentement les flancs bridés du pic. Après une halte à l’auberge de la Hourque, je grimpai le sentier en lacet qui conduit à la cime, et j’atteignis la plate-forme étroite du sommet, au moment où le soleil descendait vers l’ouest.

Là, j’eus la soudaine révélation de « cette fantastique beauté des Pyrénées, dont parle Michelet, de ces sites étranges, incompatibles, réunis par une inexplicable féerie, de cette atmosphère magique qui, tour à tour, rapproche, éloigne les objets. » Devant moi, depuis la dent crochue de la Forcanade jusqu’aux bastions ruinés du pic du Midi d’Ossau, toute la chaîne pyrénéenne apparaissait dans une lumière d’or : — les cimes chauves de la Maladetta, les glaciers du Néouvielle, les fières arêtes du Vignemale, le dôme neigeux du mont Perdu, les remparts, les tours blanches et les brèches du Marboré. — À mesure que le soleil s’abaissait, la grande ombre géométrique du pic du Midi s’allongeait dans la direction du nord-est ; elle était si géante qu’après avoir projeté sa silhouette sur les monts et la plaine, elle allait, à l’horizon, s’achever sur l’azur même du ciel, où elle dessinait un cône d’un bleu plus foncé. Par-dessus l’immense chaîne dentelée, de pâles nuages venus d’Espagne accouraient vers le soleil ainsi que des courtisans et se coloraient à son approche. Lui, pareil à un roi magnifique, leur envoyait en guise d’adieu un reflet de sa pourpre, et continuait à descendre l’escalier vermeil du ciel occidental. Il disparut brusquement, mais, derrière lui, l’horizon resta encore quelque temps illuminé comme le seuil d’un palais après la fête. Peu à peu, cependant, toute cette splendeur s’éteignit, et les nuées plus denses prirent des teintes blafardes. Ce ne fut qu’un bref entr’acte entre deux féeries. À l’éclatante symphonie des rouges et des ors succéda bientôt la symphonie des virginales blancheurs et des lueurs doucement opalisées. La pleine lune se levait au-dessus du Marboré : elle baignait d’une tendre clarté la mousseline des nuées qui flottaient à mi-hauteur et d’où émergeaient seules les cimes neigeuses des pics. Aux souffles de la nuit, cette nappe floconneuse et mouvante semblait une mer hyperboréenne battant de ses flots glacés les flancs de colossales banquises. Ce fut en traversant, comme en un rêve, ce paysage polaire que je redescendis à l’auberge de la Hourque, où des servantes et des ouvriers se reposaient, en chantant avec un ensemble parfait, des chœurs du pays de Bigorre…

J’étais devenu un des adorateurs passionnés de la montagne : je lui appartenais désormais. Elle est comme ces enchanteresses qui savent varier sans cesse leurs séductions pour enchaîner les amoureux. Elle possède l’art de prodiguer des joies toujours nouvelles, des émotions encore inéprouvées. Pour ses fervents, elle n’est jamais à bout de surprises et de merveilles.

Je me rappelle avec délices une autre nuit d’août, occupée à gravir les escarpements de la Tournette, une des cimes les plus élevées de la chaîne qui forme une royale couronne au lac d’Annecy. Nous avions choisi, pour l’escalader, les fraîches heures nocturnes afin d’atteindre le sommet un peu avant le lever du soleil. La montée se fit d’abord à travers des bois de sapins et de hêtres, dont les feuillées étaient si épaisses qu’on n’y marchait qu’à tâtons. Mais, dans ce noir, bientôt d’étranges points lumineux percèrent l’obscurité. On eût dit que des feux follets sortaient du sol pour éclairer une fantastique nuit de Walpurgis. Des centaines de vers luisants promenaient dans la mousse leurs minuscules lampes verdâtres, et le sentier était jonché de débris d’antiques branches mortes qui jetaient à droite et à gauche des lueurs phosphorescentes. Nous croyions errer à travers les royaumes de la Reine Mab, pendant les préparatifs des noces d’Oberon et de Titania. Ce « songe d’une nuit d’été » nous accompagna jusqu’à l’orée du bois, où la tremblante clarté des étoiles remplaça les lampes falotes des vers luisants.

À cette altitude le ciel semblait plus rapproché de nous. L’air était si limpide que nous pouvions contempler dans ses moindres détails la floraison des constellations épanouies. À chaque instant, des étoiles filantes passaient, semblables à de véloces courriers porteurs de torches ; elles coupaient dans leur fuite les blanches avenues de la voie lactée et s’en allaient se perdre mystérieusement à l’horizon. En bas, les prés étendaient leur ténébreuse fraîcheur ; des bruits sourds de vaches ruminant dans l’étable nous arrivaient des chalets épars et, sous nos pieds, les herbes foulées exhalaient d’aromatiques haleines qui montaient comme un rustique encens vers la majesté fleurie des astres. Quand nous eûmes laissé derrière nous l’odorante prairie et que des rampes pierreuses eurent succédé aux pâtis, l’ascension recommença le long d’une arête nue et calcinée. Mais au milieu même des essoufflements de l’escalade, l’enchantement se continuait et nous faisait oublier nos fatigues. Les voix des guides, répercutées par les rochers voisins, nous revenaient grossies, multipliées par de magiques échos. Ces appels prolongés, qui s’envolaient dans la nuit, résonnaient ainsi que de menaçantes protestations de la montagne dont nous troublions le sommeil.

En même temps, nous étions presque frôlés par de lumineux projectiles qui passaient à chaque minute avec de légers sifflements. Non contentes de nous avertir par leurs clameurs confuses, les divinités des hautes cimes, les farouches oréades, semblaient chercher à nous éloigner à l’aide ces jets de cailloux incandescents. Après avoir observé le phénomène avec plus d’attention, nous reconnûmes qu’il était dû à de très petits éclats de bolides qui s’enflammaient en pénétrant dans notre atmosphère et tombaient sur les arêtes supérieures de la Tournette. Ces soudaines chutes d’étoiles filantes et ces échos fantastiques nous escortèrent jusqu’aux minces corniches et aux couloirs glacés de l’avant-dernier sommet. La nuit s’éclaircissait, et quand nous atteignîmes la plate-forme la plus élevée, qu’on nomme « le Fauteuil », l’aube venait de poindre.

Du côté du Levant, on apercevait très nettement déjà le massif du mont Blanc coloré d’une belle teinte bleue. Dans ce bain d’azur foncé, on distinguait les reliefs des aiguilles et des dômes, la profondeur des couloirs et les cascades congelées des glaciers. Tout autour du géant, des montagnes violettes plongeaient encore dans une demi-obscurité. Le regard, en s’abaissant, embrassait l’ensemble des Alpes de la Haute-Savoie, et l’on voyait, à travers des échancrures, le fond des vastes entonnoirs où dormaient trois lointaines nappes d’eau verte les lacs d’Annecy, du Bourget et de Genève. Derrière le mont Blanc, une rougeur montait, précédée d’un nuage rose, fin comme une fumée. Avec une religieuse émotion, nous attendions le lever du soleil. Il surgit tout d’un coup au-dessus du massif et sembla bondir dans le ciel comme une balle d’or. Au même moment tout s’éclaira ; les glaciers s’embrasèrent, les chaînes allongèrent dans toutes les directions leurs crêtes neigeuses, et dans l’éblouissement de cette triomphante lumière, inondant silencieusement les Alpes étincelantes, il nous sembla entendre retentir l’hosanna glorieux des montagnes.