Dire, ne pas dire

Homosexuel

Le 8 juillet 2015

Bloc-notes

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Homosexuel

Le mot « homosexuel », barbare en soi – puisque formé d’un préfixe grec (homos : même) et d’un radical latin (sexus) ­, évoque, par sa laideur, un médicament ou une marque de dentifrice. Le mot « gay » l’a heureusement remplacé. Mais tout un vocabulaire français d’autrefois, précis et savoureux, a disparu, au grand dam de la langue.

Dès le XIIe siècle, Villehardouin appelle bougres les Bulgares (Conquête de Constantinople, chap. 97, 107, 108, 116). Le mot n’a pas chez lui de connotation sexuelle. Il ne la prend, très vite, que par extension de l’hérésie religieuse à l’hérésie sexuelle. Au XIVe siècle un certain Remion fut condamné à être brûlé à Reims pour « péché de bougrerie ». Bougrerie servit à désigner le crime innommable. Bougre donna lieu à des anagrammes : ainsi parurent à Amsterdam en 1733 des Anecdotes pour servir à l’histoire secrète des Ebugors, sous la signature de Medoso (autre anagramme transparente). Agrippa d’Aubigné utilise bathylle, du nom d’un personnage d’une idylle d’Anacréon (de même que le héros du Satiricon de Pétrone a donné giton pendant des siècles). Mignon se trouve chez Ronsard et chez Montaigne. Brantôme, Tallemant des Réaux les appellent bardaches (avec la variante bredache chez Rabelais), mot qu’utilisent fréquemment Sade ou Nerciat, et encore Balzac (Le Chef-d’œuvre inconnu) et Flaubert dans ses Lettres d’Égypte. Dans une épigramme contre Campistron, auteur dramatique et (s’il vous plaît) académicien, on lit ces deux vers (1685) : « Sauvez­vous petits bardaches / Du plus bardache des humains. » Philandrique et androphile n’ont jamais réussi à s’imposer, malgré Restif de La Bretonne. Diderot, Voltaire les appellent antiphysiques. André Gide corydons, Marcel Proust bergers de Virgile ou exilés de Sodome. Ou encore salaïstes, de Salaï, jeune amant de Léonard de Vinci. Ou encore mômes, sobriquet que Montherlant nous explique par une note des Garçons : « Le français du Moyen Âge appelait un gamin un mahom, c’est-­à­-dire un sectateur de Mahomet, par allusion à tous les défauts et vices qu’étaient censés avoir les Mahométans, et qu’ont les enfants. » Mais c’est dans les Mémoires du préfet de police de Paris Canler (1862) qu’on trouve la liste la plus succulente des synonymes et des surnoms. Il y a pour lui quatre catégories d’antiphysitiques (sic), que d’ailleurs il classe tous sous la rubrique « prostitution », n’imaginant pas que ce goût puisse être le fait d’hommes libres. 1° Les persilleuses : jeunes ouvriers qui ont fui le labeur de l’atelier et sont tombés « dans ce degré d’abjection » par désir du luxe ; nommés ainsi par analogie avec les filles qui racolent en offrant du persil aux passants. 2° Les honteuses, qui, au contraire des persilleuses qui imitent la démarche des femmes, « cachent avec le plus grand soin le vice qui les domine » ; ils, elles, appartiennent à toutes les classes de la société. 3° Les travailleuses, ouvriers qui continuent à vivre de leur travail, mais ont le même goût que les honteuses, moins la honte. 4° Les rivettes, difficiles à distinguer, situées sur toute l’échelle sociale, et qui tirent leur nom de l’expression « river son clou à quelqu’un ». Canler mentionne aussi les serinettes (ce sont les maîtres chanteurs, par allusion à la boîte à musique qui « fait chanter » le serin), et les corvettes, parce qu’une corvette « rôde de la poupe » plus qu’un vaisseau. Les jésus sont ceux qui attirent les clients. Ce dernier mot fera fortune sous la plume de Francis Carco, qui parle aussi des truqueurs et des lopes. Uraniste fut lancé en vain, en 1865, par un magistrat allemand, par référence à l’Aphrodite Ourania de Platon, laquelle préside aux amours sans fin procréatrice. Germiny, qu’on trouve chez E. de Goncourt en 1884, fit également long feu. C’était le nom d’un conseiller municipal de Paris surpris avec un bijoutier dans un lieu peu convenable. D’où vient le mot homosexuel ? De l’écrivain hongrois Karl­Maria Benkert, qui le forgea en 1869, avec l’intention louable d’introduire un terme « scientifique » débarrassé des connotations morales infamantes attachées à ceux de « vice », « dépravation », « dégénérescence », etc., alors couramment employés dans le langage médical. Il ne s’était pas rendu compte qu’en mettant l’accent sur le « sexuel », il stigmatisait à nouveau les ex-­bougres et ex­bardaches en les réduisant à des obsédés du sexe, incapables de sentiments, de cœur, d’amour.

 

Dominique Fernandez
de l’Académie française