Hommage prononcé lors du décès de M. Claude Lévi-Strauss

Le 5 novembre 2009

Jean-Marie ROUART

Hommage à M. Claude Lévi-Strauss*

 

« Contemporain capital ». Rien n’illustre mieux que l’expression de Malraux la personnalité de Claude Lévi-Strauss, qui vient de nous quitter. C’était un homme que l’on ne pouvait enfermer dans une définition : il s’échappait toujours. Il avait beau déclarer : « Je hais les voyages et les explorateurs », aucune pensée n’a été plus en mouvement, plus voyageuse, plus exploratrice, plus curieuse. C’était un esprit nomade qui, loin de capitaliser un savoir, d’exploiter le filon d’une découverte, de se reposer sur une connaissance acquise, ne trouvait dans sa recherche que la matière à de nouvelles questions. Claude Lévi-Strauss nous a donné lui-même la clé de son personnage : une sorte de don quichottisme qui l’a toujours poussé vers les sociétés archaïques, les faibles, les opprimés, les laissés-pour-compte de ce que nous appelons avec beaucoup de fatuité notre civilisation.

Il était animé par le désir obsédant de retrouver le passé derrière le présent.

Il tentait de déchiffrer sous le désordre des choses l’ordre invisible, sous la diversité la signification des identités mais aussi les structures et les invariants, cherchant à travers les différentes expressions de l’homme – même les plus curieuses et les plus incongrues – sa qualité et sa définition universelles.

Cette quête sans repos, on peut dire qu’elle aura été marquée par deux sentiments : l’insatisfaction et le déchirement. C’est ce qui rend sa démarche intellectuelle si passionnante et éclaire son œuvre, qui reste l’une des plus originales et des plus riches de notre temps. Le désir de tout comprendre l’avait amené à la philosophie, qu’il avait ensuite rejetée comme une rhétorique gratuite, puis vers les sciences humaines, l’anthropologie, l’ethnologie. Cela l’avait conduit à l’étude de Marx, de Freud, et de multiples disciplines scientifiques : la géologie, la botanique, l’astronomie, la linguistique. Cette accumulation de savoirs donnait à ce puits de science un caractère d’autodidacte au niveau supérieur, qui l’apparentait à Rousseau qu’il admirait. C’est ce qui explique peut-être tant de rapprochements originaux et une pensée qui sort toujours des sentiers battus.

Personne n’aura exercé un œil plus critique sur ses influences, Marx, Freud, ou sur le structuralisme, l’outil intellectuel qu’il s’était forgé après sa rencontre avec le linguiste Jakobson. C’est alors que partant en guerre contre le sujet, « cet insupportable enfant gâté qui a trop longtemps occupé la scène philosophique et empêché tout travail sérieux en réclamant une attention exclusive », il se heurte à Sartre et aux existentialistes. Personne n’a été plus conscient de ses propres limites. Car s’il embrassait tout le champ de la réflexion scientifique, Claude Lévi-Strauss n’a cessé d’exprimer ses doutes et d’avoir conscience de manière aiguë des incertitudes et des mystères sur lesquels il butait. Sceptique, sa pensée était empreinte d’un pessimisme radical qui s’exprime d’une manière magnifique dans l’un de ses derniers livres : « L’homme trouve des satisfactions sensibles à vivre comme si la vie avait un sens, bien que la sincérité intellectuelle assure qu’il n’en est rien. »

Son œuvre élaborée à partir de l’ethnologie reste d’une formidable richesse. Le mouvement de sa pensée portait naturellement Lévi-Strauss du particulier à l’universel. Bien qu’il se soit toujours refusé à être un maître à penser, il aura éclairé pourtant de la lumière la plus vive toutes les grandes questions de la vie intellectuelle : qu’il ait évoqué l’histoire, la Révolution française, le colonialisme, le tiers-mondisme, la liberté, l’humanisme, aussi bien que l’art moderne, la peinture non figurative, le métier perdu, l’écologie, la littérature, la musique sérielle, ce qu’il a écrit à l’écart de toute mode élargit toujours l’horizon.

L’oeuvre de Claude Lévi-Strauss n’aurait pas eu un tel retentissement si ses lecteurs, notamment ceux de son célèbre livre Tristes Tropiques, n’avaient pas perçu qu’il traduisait dans un style magnifique les angoisses et les interrogations de l’homme d’aujourd’hui. Il était hanté par l’uniformisation du monde, sa standardisation, par la tyrannie du profit et la dictature du marché. À tous les droits de l’homme, il aurait voulu ajouter les droits pour la nature, les plantes, les espèces naturelles, les animaux que l’homme abîme ou détruit. « L’humanité s’installe dans la monoculture. Elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. »

Le grand public a senti que son œuvre dépassait le cadre scientifique et était celle d’un écrivain. Non seulement parce que, dans sa formation intellectuelle, les écrivains occupent la plus grande place : Cervantès, Rousseau, Proust, Balzac, Conrad, mais aussi parce que sa pensée éprise d’élargissement visait à travers la littérature, par l’union du sensible et de l’intelligible, à rejoindre l’universel et à participer à cette création mythologique qui était au cœur de sa réflexion sur l’homme et sur ses mystères. Lévi-Strauss appartient aussi d’évidence à la littérature.

Pour nous qui avons eu le privilège de siéger à ses côtés à l’Académie, de le voir si assidu aux séances du jeudi et d’assister à ses interventions, rares mais qui étaient toujours des éclairs d’intelligence et de bon sens, nous ne pouvions que l’admirer et l’aimer pour l’exigence de sa pensée, qu’accompagnait un comportement modeste et simple. Personne ne fut plus savant et moins pédant. Sa présence nous élevait et nous éclairait.

Reçu à l’Académie française par Roger Caillois, il avait fait l’éloge de son prédécesseur Henry de Montherlant, dont il admirait le style ample, seigneurial, symphonique, pourtant si éloigné du sien. Il avait reçu ensuite deux confrères éminents, Alain Peyrefitte et Georges Dumézil. Notre tristesse aujourd’hui est grande, à la hauteur de l’admiration que nous portions à cette personnalité d’exception qui est dans la lignée des Montaigne, des Montesquieu et des Bergson.

Nous sommes fiers de l’avoir connu et de garder pour toujours le souvenir de la lumière dont il éclairait l’homme : cette énigme de la nature, acteur et victime d’une injustice aussi éternelle que lui.

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* décédé le 30 octobre 2009.