Hommage prononcé à l’occasion du décès de M. Thierry Maulnier

Le 14 janvier 1988

Jean d’ORMESSON

Hommage à M. Thierry Maulnier*

 

 

Jeudi dernier, je prononçais ici l’éloge de Marguerite Yourcenar. C’est la mémoire de Thierry Maulnier que j’évoque aujourd’hui. La loi des séries est souvent cruelle. Dans ce que Jacques Rueff appelait « les professions à annuaire », elle prend des allures dramatiques. En quelques semaines, les plus récents parmi nous vont faire figure d’anciens, tant la mort, ces derniers temps, a frappé notre Compagnie avec une sorte d’acharnement.

Pour moi, la disparition coup sur coup de Marguerite Yourcenar et de Thierry Maulnier me plonge dans une tristesse toute remplie d’intersignes et de ces rencontres troublantes qui suscitent l’étonnement, les songes, presque l’effroi. En mars 1981, j’avais accueilli sous la Coupole Marguerite Yourcenar, qui succédait à Roger Caillois dont j’avais été l’ami pendant près de trente ans, et j’avais répondu à son discours de réception. En juin 1974, c’était Thierry Maulnier qui m’avait accueilli et il avait répondu au discours de réception où j’avais retracé l’existence et l’œuvre de l’auteur de Knock, des Copains et des Hommes de bonne volonté. En huit jours, l’un après l’autre, c’est moi qui suis chargé, par ce qu’on n’ose appeler le hasard, d’évoquer encore une fois devant vous celle que j’ai reçue en votre nom et celui qui m’a reçu parmi vous. Ainsi se tisse, à travers la vie et la mort, la chaîne mystérieuse qui nous unit les uns aux autres.

Thierry Maulnier était un écrivain et un journaliste également du premier rang. Sous le masque de la nonchalance, ce grand sportif s’est occupé de politique, de critique militaire, de l’histoire des idées et des sentiments — et surtout de théâtre et de poésie. Pierre Brisson, qui fut son directeur au Figaro, disait de lui avec une affection admirative que ce cerveau monté sur de longues jambes était seul à pouvoir écrire sur n’importe quel sujet un texte toujours remarquable. C’est que Thierry Maulnier était merveilleusement intelligent. Plus peut-être qu’aucun autre, il était l’intelligence même.

Je me souviens qu’avant la Seconde Guerre, dans les années trente, Thierry Maulnier jouissait auprès des jeunes gens d’un prestige exceptionnel. Ce prestige remontait loin. À l’époque où il s’appelait encore Jacques Talagrand, il s’était présenté au concours de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Car Thierry Maulnier était un de ces nombreux normaliens qui peuplent depuis près de deux siècles l’Académie française. Dès la khâgne, Jacques Talagrand était précédé d’une réputation si flatteuse qu’elle en agaçait certains. Une légende — elle est vraie, je crois, comme la plupart des légendes — prétendait que l’examinateur d’histoire de la rue d’Ulm avait posé à Jacques Talagrand, pour l’embarrasser, une question plutôt sournoise : « Qui a fait quoi, et en quelle année ? » Le futur Thierry Maulnier réfléchit quelques secondes et répondit sans se démonter : « Alaric a éteint le feu sacré à Rome en 410. »

Thierry Maulnier sortait de l’Action française. Il était un de ces camarades dont Robert Brasillach parle avec émotion et intelligence dans le livre enchanteur qu’était Notre avant-guerre. Brasillach nous donnait un merveilleux Corneille. Thierry Maulnier écrivait son Racine. Mais c’est surtout son Introduction à la poésie française, avec sa préface et son choix provocants, à la partialité révoltante et délicieuse, qui fait connaître son nom. Il y révélait au grand public la grandeur de Scève et de sa Délie et, à la suite du Maurras des Amants de Venise et de Léon-Daudet, qui traitait de « stupide » le prodigieux XIXe siècle, il tirait à boulets rouges sur les poètes romantiques. Du superbe Booz endormi, il ne retenait qu’un seul vers :

« ... Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été... »

Malgré ce parti pris, et sans doute à cause de, lui, la compréhension la plus profonde de l’essence de la poésie anime toutes les pages de cette anthologie qui a accompagné et nourri notre jeunesse.

L’humanisme et le nationalisme inspiraient Thierry Maulnier. À 23 ans, il écrivait La crise est dans l’homme, suivi, cinq ans plus tard, par Au-delà du nationalisme. Au cours du conflit mondial — alors que Léon Daudet s’enfonçait dans un silence pour lui inhabituel —, il se séparait de Maurras et surtout du malheureux Brasillach grâce à qui — et à Pierre Gaxotte — il était entré à Je suis partout. Dès 1940, il est chroniqueur militaire au Figaro. Il y fait preuve de courage et de clairvoyance. À la Libération, il se retrouve tout naturellement aux côtés de François Mauriac — avec qui il fondera La Table ronde — dans la grande équipe du journal du rond-point et je crois encore me souvenir par cœur d’une des phrases de son premier article sur la défaite du Grand Reich : « Solitude, solitude de la force : l’embrasement de l’orgueilleux empire suffit à éclairer le monde d’une lumière de matin »

Dans ses articles réguliers, au théâtre avec Le Profanateur ou l’adaptation de La Condition humaine de Malraux, avec La Course des rois ou La Maison de la nuit, dans ses nombreux essais dont les derniers — Les Vaches sacrées, à l’accent souvent nietzschéen, ou, il y a à peine un an et demi, Le Dieu masqué — sont dans toutes les mémoires, Thierry Maulnier n’a cessé d’être un des témoins les plus libres, les plus forts, les plus lucides de notre temps. Nous ne verrons plus parmi nous sa longue silhouette dégingandée, son regard malicieux derrière les lunettes rondes, sa fausse nonchalance de bourreau de travail, son air absent de Pierrot lunaire et inspiré qui serait entré par distraction dans un ordre mystique, agnostique et mendiant. Ce n’est pas tout à fait hasard, j’imagine, que l’Académie, dans sa sagesse infinie, avait fait recevoir par Marcel Achard au fauteuil d’Henri Bordeaux ce fils du canular et de la tradition. Éternel étudiant déjà guetté par la mort, je l’aperçois encore à ce banc où il était assis, les yeux au ciel, souvent vêtu d’un col roulé sous une veste de sport, semblable à quelque moine qui eût perdu son Dieu. Il manquera à notre affection et à notre gratitude. En votre nom et au mien, j’assure Marcelle Tassencourt que sa tristesse est la nôtre.

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* décédé le 9 janvier 1988.