Funérailles de M. Leconte de Lisle

Le 21 juillet 1894

Gaston BOISSIER

INSTITUT DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE

FUNÉRAILLES DE M. LECONTE DE LISLE

MEMBRE DE L’ACADÉMIE

Le samedi 21 juillet 1894,

DISCOURS

DE

M. GASTON BOISSIER

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

C’est un adieu que je viens adresser à M. Leconte de Lisle au nom de ses confrères. L’Académie française lui rendra plus tard l’hommage qu’elle lui doit ; on dira alors la place qu’il tient dans la littérature de notre siècle, et comment, après une floraison merveilleuse de poésie lyrique, quand la voix de Lamartine, de Musset, de Vigny vibrait encore, et que Victor Hugo était à l’apogée de sa gloire, il sut entrer résolument dans des voies nouvelles et, se faire une place à côté d’eux.

Permettez-moi de ne pas insister en ce moment sur ces éloges littéraires. J’aime mieux, devant cette tombe ouverte, vous parler de l’homme que du poète. Du reste, l’homme et le poète se confondent souvent chez M. Leconte de Lisle, et c’est dans ses qualités morales qu’il a trouvé peut-être ses plus belles inspirations.

Il avait au plus haut degré le respect de son art : c’est un mérite qui n’est pas commun. La poésie ne lui semblait pas un don frivole dont on peut user et abuser à son gré. De bonne heure il avait été séduit par la Grèce, et il l’aima tous les jours davantage à mesure qu’il la connaissait mieux. Quand il se fut initié au sens profond des mythes, à la grâce des légendes, à la beauté plastique des formes, ce fut un véritable éblouissement qui dura toute sa vie. Dès lors, il a vécu familièrement avec ses grands poètes ; Homère, Eschyle, Pindare ont été de sa compagnie, et, à force de les fréquenter, il s’est empreint de leurs idées. Il se figurait sans cloute que le poète doit être un de ces aèdes que la Grèce plaçait à l’origine de la civilisation pour charmer les peuples et les instruire. Son rôle lui semblait sacré ; il avait, horreur des futilités et des bavardages dans lesquels s’abaisse souvent la poésie. Jamais il n’a rien écrit que quand il avait quelque chose à dire. Il travaillait lentement, ayant toujours devant les yeux un idéal de perfection qu’il voulait atteindre. Il ne laissait sortir de ses mains que des ouvrages qui lui semblaient achevés. C’est ainsi qu’il a écrit quelques-uns des vers les plus beaux de la langue française.

Jamais il n’a pratiqué l’art d’obtenir des succès faciles. Ce n’est pas qu’il ignorât par quels moyens où se les procure ; des exemples retentissants le lui avaient montré.

Il savait qu’en se jetant dans la politique, en s’occupant des événements contemporains, en flattant les passions populaires, il attirerait tous les yeux sur lui. Il ne l’a pas voulu faire. Volontairement il est resté enfermé dans la Grèce et dans l’Orient ; il a traduit Eschyle et le Ramayana, ce qui n’était guère fait, il faut l’avouer, pour attirer le public. Aussi a-t-il mis longtemps à se faire connaître. Ses ouvrages, goûtés de quelques délicats, ne sortaient pas d’un cercle restreint. À l’injustice de ses contemporains, dont il a dû cruellement souffrir, se joignait la pauvreté. Ce furent de bien tristes années pour lui. Comme ses livres se vendaient peu, la gêne entra dans la maison. Heureusement il avait auprès de lui une compagne courageuse qui l’aidait à la supporter. Toutes ces épreuves le laissèrent ferme et calme. Quelle que fût la rigueur de la vie, il n’aimait pas à se plaindre ; il ne faisait confidence à personne de ses tristesses. Au moral il était comme au physique. Cette figure olympienne, ce grand corps robuste qui ne pliait pas, semblait annoncer une âme indomptable. La conscience qu’il avait de son mérite et les éloges de quelques amis de choix le consolaient de tout. Il arriva pourtant à vaincre cette froideur du public. L’éclat des Erinnyes révéla son talent à bien des gens qui ne savaient de lui que son nom. On se mit à lire ses livres, et l’on s’étonna de voir qu’un si grand poète eût été si longtemps ignoré.

En 1886, il entra à l’Académie, à la place de Victor Hugo, qui semblait l’avoir désigné pour sa succession. Au premier abord notre nouveau confrère paraissait froid, réservé, ombrageux. Mais ce n’était qu’une apparence, et chacun de nous s’aperçut bientôt que, sous ces dehors sévères, se cachait un cœur bon, simple, affectueux. Il était fort assidu à nos séances et prenait intérêt à nos discussions. Il avait un grand respect pour la langue française, et entrait dans des colères terribles quand il voyait les tortures que certains poètes de nos jours lui font subir sous prétexte de l’enrichir et de la renouveler. Comme le vieux vocabulaire lui avait suffi pour exprimer toutes ses idées, il pensait qu’on n’avait pas besoin d’en faire un autre. — Ce sont les grands écrivains qui se trouvent le plus à l’aise dans la langue commune. Ils n’ont pas besoin de parler autrement que les autres pour parler mieux que tout le monde.

Nous l’avons gardé huit ans, et nous espérions que sa forte constitution nous le conserverait longtemps encore, lorsqu’il y a quelques mois sa santé déclina. Nous fûmes frappés de l’altération de ses traits. Il ne se faisait pas d’illusion et nous annonçait sa fin prochaine : « Ce n’est pas mourir qui m’attriste. nous disait-il un jour, c’est mourir lentement et s’en aller par morceaux. » Au moins cette douleur lui a été épargnée, il est mort avec son intelligence entière ; dernièrement encore il a publié, dans la Revue des Deux Mondes, l’Enlèvement d’Europeia qui restera l’un de ses ouvrages les plus distingués. — C’était le dernier adieu qu’il disait à la Grèce.

L’Académie française est rudement frappée depuis quelque temps. Elle a perdu presque coup sur coup Renan, Taine et Leconte de Lisle. Avant de finir, ce siècle voit disparaître peu à peu tous ceux qui ont fait sa gloire. Seront-ils dignement remplacés, et que nous réserve le siècle qui va commencer ? Qui peut le dire ? L’horizon est obscur et confus ; rien ne s’y dessine encore que des essais vagues et des tentatives incertaines. C’est ce qui ajoute à notre douleur quand nous perdons ceux dont nous sommes fiers. Votre mort, cher et illustre ami, laissera parmi nous un vide, que nous aurons grand’peine à combler. Où trouverons-nous quelqu’un qui joigne, comme vous saviez si bien le faire, la profondeur de l’idée à la perfection de la forme ? Mais ce n’est pas seulement le grand poète que nous regrettons avec toute la France : nous, qui vous avons plus approché, nous regrettons encore les qualités que l’intimité révèle, l’indépendance de l’esprit, la fierté de l’âme, le respect de vous-même. Vous étiez un noble caractère autant qu’un beau talent. Vous nous avez donné un plaisir précieux et rare, celui d’estimer un grand écrivain autant qu’on l’admire.