Fêtes du tricentenaire de la naissance de Molière, célébrées à New York

Le 25 avril 1922

André CHEVRILLON

FÊTES DU TRICENTENAIRE DE LA NAISSANCE DE MOLIÈRE

Célébrées à New-York le 25 avril 1922

DISCOURS

DE

M. ANDRÉ CHEVRILLON

 

MESSIEURS,

En janvier dernier, presque toutes les nations du monde ont célébré le tricentenaire de la naissance de Molière, et si vous avez attendu quelques semaines pour ajouter votre hommage à tant d’autres, je sais bien que c’est d’abord dans une pensée de charité. Pour ceux que vous invitiez, à cette occasion, à représenter ici l’Académie Française, vous redoutiez les affres hivernales de l’Atlantique Nord et les rigueurs de vos blizzards. Mais, à l’origine de ce retard volontaire, on pourrait imaginer une seconde intention : c’est en tout cas, son effet de détacher, de faire entendre à part les voix américaines qui se lèvent en l’honneur de notre grand comique. Et cela est bien. Il semble, en effet, qu’il y ait des raisons singulières pour que Molière soit compris, aimé aux États-Unis. En ce jour que vous consacrez solennellement à sa mémoire, je voudrais essayer de les dire, et, parmi tant de traits frappants de son théâtre, considérer ceux-là qui peuvent intéresser surtout les Américains, par ce qu’ils traduisent ou annoncent d’idées dont ils sont pénétrés — idées qui font partie de leur idéalisme, qui leur sont devenues pour ainsi dive nationales, et comptent parmi les principes mêmes de la société.

Dans l’œuvre de celui que l’un de vous nommait le premier des modernes, il est un caractère que tous les critiques s’accordent à signaler d’abord : son humanité. Sous des figures françaises, et de son temps, il a montré l’homme, et il suffit d’être homme pour le comprendre. Par là, Molière, si Français, appartient à tous les peuples. Pourtant, si l’on pouvait lui assigner aujourd’hui, de préférence à toute autre, une seconde patrie, ne semble- t-il pas que ce devrait être le pays où se sont réunis, fondus, des types de toutes les familles ethniques, celui qui s’honore de représenter ainsi et plus directement que tout autre, l’idée d’humanité ? Tandis que tel grand peuple européen mettait son orgueil à s’affirmer comme seul de race sans mélange — « un privilège que vous partagez avec les Insulaires des Mers du Sud », répondait l’ironique Colney Durance de George Meredith au docteur Schlesien, qui revendiquait pour ses compatriotes cette supériorité ([1]) — le peuple de l’Union met sa fierté (et comme il l’affirmait ici même, le 4 juillet 1918, dans cette grande procession où se suivaient des Américains de toutes les origines !) à se proclamer issu de toutes les nations, affranchi par là des fatalités et préjugés de race, assemblé dans la foi en un haut avenir humain. C’est pourquoi le mot « Humanité » s’inscrit aujourd’hui à côté de ceux d’Union, Liberté, Démocratie, dans la formule de l’idéal américain.

L’humanité : ce mot, n’oublions pas que Molière, dans une scène de don Juan, fut peut-être, en France, le premier à l’écrire, en lui prêtant tout son sens actuel. L’humanité, c’est-à-dire le caractère humain, l’essence humaine, de valeur sacrée, absolue, en toute personne humaine, et qui, présente en toutes, les fait toutes égales et solidaires. Et c’est-à-dire aussi notre espèce, l’ensemble présent, passé, futur des hommes, ce grand courant jamais interrompu de vie humaine, dirions-nous aujourd’hui, qui nous intéresse plus que tout, parce qu’il nous porte comme la mer la vague, et que nous sentons bien que nous n’en sommes qu’un moment, qu’en lui nous avons notre être et notre réalité : la plus haute de toutes celles qu’il nous soit donné de connaître sur la terre.

Ce mot, qui excite aujourd’hui une si profonde résonance dans les cœurs américains. Molière l’écrivait dès 1664, et s’il pouvait l’écrire, c’est qu’il était Français, formé par l’école, par les habitudes intellectuelles du milieu, à des disciplines de pensée proprement françaises. On l’a dit souvent : l’esprit français, aidé par l’instrument merveilleux et presque spécial d’analyse qu’il s’est fait au cours des siècles — notre langue — l’esprit français a tendu spontanément à considérer dans les choses les caractères généraux, ceux qui sont communs à un groupe, à une classe, et de la vue des hommes si variés, si complexes, à tirer une conception de la nature humaine, une idée de l’homme en général, indépendante des directions et limitations imposées par la race, le siècle et le milieu. Ses facultés, ses passions, ses besoins politiques et sociaux, voilà le sujet de notre littérature classique. Que ceux d’entre vous, Messieurs, qui apprirent, à Paris, à flâner, et ont fouillé sur les quais de la Seine les boîtes des bouquinistes, se rappellent tant de vieux tomes dont le dos porte en lettres d’or fané ce titre : De l’Homme, — Essai sur l’Homme. En un temps où la pensée anglaise subissait fortement l’influence de la France, Pope l’a repris, ce titre, et dans son Essay on Man, ce parfait versificateur formule l’idée qui s’était d’abord si vivement traduite, en France, avec nos Pascal et nos La bruyère, et qui inspira, deux siècles durant, notre âge classique : The proper study of mainkind is man.

Cet homme général se définit par une faculté qui fait son essence, la raison, laquelle, plus ou moins latente ou dégagée, est la même en tous les individus de l’espèce, en sorte que si la raison s’adresse à la raison, elle sera comprise de l’homme qui est en tous les hommes. C’est cette raison, logique, discursive, procédant de plus en plus par termes généraux, énoncés et enchaînement d’idées, qui parle avec les écrivains français du XVIIe et du XVIIIsiècle, et c’est à cet homme universel, à l’humanité, qu’elle présente ses vérités universelles.

Sans doute, l’esprit classique peut aller à l’excès. Dans l’ordre pratique, tendant à l’universel, il peut prétendre appliquer des formules inadaptables par leur généralité même à la vie, laquelle suppose toujours un certain passé, une structure, des conditions particulières. Condorcet n’écrivait-il pas qu’une loi bien faite doit pouvoir s’appliquer à tous les peuples ? Dans l’ordre de l’art, il peut tomber dans l’impuissance, et par son refus du concret, par sa tendance à l’abstrait, aboutir à des formes qui ne sont plus de l’art, parce qu’elles ne sont plus vivantes. Du point de vue de la poésie, quel appauvrissement, de Molière et Racine à Delille ! Mais c’est peut-être une tendance française de développer logiquement une formule d’art et de pensée jusqu’au terme paradoxal où les œuvres sortent du viable. Ce fut le cas pour le gothique, aboutissant aux invraisemblables dentelles du flamboyant ; et, de même, de David aux cubistes, de Chateaubriand à Huysmans, pour combien d’écoles modernes ! Seulement, en France, aussitôt qu’une idée s’épuise, il en apparaît une autre, et toujours les floraisons succèdent aux floraisons.

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Mais Molière est d’un temps où la littérature n’est pas purement intellectuelle, mais encore toute engagée dans la vie, émue d’énergies profondes, riche en puissances de sensibilité et de vouloir. Ses grands contemporains sont Pascal, Corneille, des auteurs en qui l’on trouve d’abord des hommes. Et si sa pensée, dépassant des deux côtés son siècle, relie le seizième au dix-huitième, son art n’a rien de celui du maigre Voltaire. Par son jaillissement copieux, par l’élan de son invention, par le parler dru, vif, imagé, qu’il prête à tant de ses personnages, il procède, encore de l’âge ardent de l’histoire où les hommes de plume étaient aussi des hommes d’action. Sainte-Beuve, qui eut si fort le sens des familles littéraires, le range dans la postérité de Rabelais, de Montaigne, de Régnier, de d’Aubigné. En somme, ses premières comédies, dont le sujet n’est pas un caractère, mais un imbroglio, ne sont pas encore du style classique. Hugo avait remarqué dans l’Étourdi un pittoresque de la langue, une fantaisie qui enchantaient son romantisme. Même dans les Fâcheux, on trouve des morceaux de bravoure, ceux du Danseur, du Joueur de cartes, qui font penser aux meilleurs couplets du Cyrano de Rostand. Sans doute, le style ira se dépouillant à mesure que croîtra la signification des personnages, mais dans les Femmes Savantes, encore, si proches de la fin, quelle verdeur de l’expression ! En écoutant Chrysale, on pense au vivant et savoureux français de ce roi Henri qu’aimait Alceste, — et c’est bien tout le contraire de celui de Delille.

... Qu’importe qu’elle manque aux lois de Vaugelas,
Pourvu qu’à la cuisine elle ne manque pas !
J’aime bien mieux, pour moi, qu’en épluchant ses herbes,
Elle accommode mal les noms avec les verbes,

Et redise cent fois un bas et méchant mot,
Que de brûler ma viande ou saler trop mon rôt ;
Je vis de bonne soupe, et non de beau langage.
Vaugelas n’apprend point à bien faire un potage...

et encore :

... Nos pères, sur ce point, étaient gens bien sensés.
Qui disaient qu’une femme en sait toujours assez,
Quand la capacité de son esprit se hausse
A connaître un pourpoint d’avec un haut de chausse.
Les leurs ne lisaient point, mais elles vivaient bien ;
Leurs ménages étaient tout leur docte entretien,
Et leurs livres, un dé, du fil et des aiguilles
Dont elles travaillaient au trousseau de leurs filles...

Aiguilles, fil, dé, rôt, pot, potage ; est-il parler plus direct et concret, plus opposé au principe classique de Buffon, que le discours ne se doit composer que d’expressions générales ?

C’est que Molière avait tant vécu dans le réel ! Fils de tapissier, mêlé aux affaires de son père, acteur, batteur d’estrade à travers les provinces, chef d’une troupe turbulente qu’il faut tenir en main, fondateur et administrateur de théâtre, ami de grands seigneurs et patron de cent cinquante ouvriers ; comédien ordinaire de Louis XIV à Versailles, tracassé par ses rivaux, en butte à des ennemis, des cabales, et rendant coup pour coup, il connaissait si bien les hommes ! Il en avait vu tant d’espèces ! Quelle diversité pittoresque de types, en province, à la Ville, à la Cour ! Les courants nouveaux d’un âge qui commence les détachaient des fonds où au cours des siècles, ils s’étaient préparés, formés, les faisaient monter et remuer à la surface. Des hobereaux guindés, des bourgeois rassis, des servantes à la langue bien pendue, des charlatans, des imbéciles, des fâcheux, des aventuriers, des pédants, des bas-bleus, des pères nobles, des grammairiens fous, des marquis à sonnets, des tartufes : rappelez-vous l’énumération qu’en fait Meredith ! Un monde pour un observateur comme Molière, un monde comme la goutte d’eau où tournoient, sous le microscope, des animalcules de toute sorte. Que n’a-t-il pu l’évoquer tout entier comme le grand Balzac, dans un tressaillement d’invention, il avait rêvé d’une œuvre immense : sa Comédie humaine.

Mais dans chaque magnifique fragment, la vérité, la variété du détail concret sont infinies ; là, vraiment, les types, même secondaires, sont des individus. Mme Pernelle, Nicole, Dorine, les Diafoirus, Bélise, Oronte, on voit le geste, on entend la voix, on sent le rythme propre de chacun. Et s’il s’agit des grands personnages, la précision du trait physionomique rappelle certaines créations de Shakespeare. On songe au mot célèbre qui évoque l’être physique, on peut dire, la physiologie d’Hamlet Our son is fat and scant of breath. Dans une intuition aussi complète et précise, Molière a vu le tempérament propre de Tartufe. Cet homme vêtu de noir, compassé, et qui baisse les yeux, au vrai, c’est un fort, un plantureux gaillard au teint fleuri, gros mangeur, sensuel, fougueux en tous ses appétits, volontaire, épris de domination — et quand son masque lui est arraché, quelle poussée de sang rouge le redresse et fait éclater sa voix dans la colère et la menace !

Par de tels traits, par la vérité, le naturel de leurs intimes liaisons, une personne particulière se compose, incarnant le caractère général que l’auteur a voulu présenter. C’est le propre du grand art : généraliser la particularité, et particulariser la généralité, oserais-je dire, synthétiquement, à dix-huit cents lieues de l’Académie française, en suppliant mon confrère, M. Donnay, de ne pas lui dénoncer un français si barbare. C’est peu de décrire, même de faire parler un vice, une vertu, un type généralement humains, pour intéresser généralement les hommes. Prêtez-leur une figure vivante et distincte. Et pourquoi donc, sinon parce qu’en une telle figure si spéciale, si locale soit-elle, le trait particulier participe du général en nous traduisant cette vie de notre espèce qui n’apparaît jamais qu’en des individus, et dont les mouvements, en tout être humain, commandent la sympathie de tous les hommes ?

Messieurs, si, comme il semble, Shakespeare apercevait dans un seul acte, immédiat et total, de vision le détail singulier de ses créatures et l’idée qui s’y traduit, nul doute que dans l’esprit de Molière l’idée ait toujours apparu d’abord. Montrer la Précieuse, l’Ingénue, la Femme savante, le Roué, l’Hypocrite, l’Avare, voilà chez lui le dessein initial, le point de départ de la conception. Avant tout il est peintre de caractères : il aurait voulu peindre tous ceux de son siècle. Hélas il a fallu compter avec le public, qui voulait des « drôleries », avec les cabales, — et puis la mort s’est jetée à la traverse...

Mais, vers 1661, sa vocation lui est apparue. Déjà la comédie des Fâcheux n’est qu’un défilé de figures typiques, et, Louis XIV entre si bien dans son point de vue qu’il lui propose pour sujet le Chasseur, dont Molière ne fera, comme de ses autres Fâcheux, qu’une pochade amusante, sans portée, justement parce qu’elle se limite au trait général, c’est-à-dire sommaire. Dès lors, il quitte l’imbroglio italien, ou bien n’en garde que ce qu’il faut pour l’indispensable armature d’une pièce. Peu importe la faiblesse d’un dénouement comme celui de Tartufe. Peu importe que le Bourgeois gentilhomme, et le Malade imaginaire s’achèvent par des mascarades. On a vu le Tartufe, Orgon, Elmire, M. Jourdain, Argan, au milieu des parents, amis, médecins, servantes, valets, qui servent à faire jouer le vice ou la manie du personnage principal, — et c’était tout l’objet de Molière. Et si distinctes, personnelles, que soient devenues de telles figures à mesure que se dégageait le génie de l’artiste, la pensée du type le dominait si bien que, pour les baptiser, ces Français du XVIIe siècle, ces bourgeois, belles dames, gentilshommes de Province et de la Cour, — il choisissait (la remarque est de votre confrère, M. Brander Matthews) des noms — Argan, Philinte, Chrysale, Valère, Dorante, Oronte — qui ne sont pas de France, parce qu’ils désignent des hommes de partout et de toujours.

La Bruyère fera de même. Voilà bien la grande idée de l’époque : on étudie les caractères, les caractères du siècle, dit-on ; de fait, ceux qu’on trace sont éternels. Molière procède par fresques rapidement brossées ; La Bruyère par médaillons dont la fine perfection veut être regardée à la loupe ; La Fontaine par allégories populaires, d’art naïf et profond ; La Rochefoucauld, tout abstrait, concentré, par eaux-fortes dont les noirs âprement mordus nous étonnent. C’est la tendance commune aux écrivains XVIIe siècle, et c’est la tradition française qui s’établit, celle de l’étude ou de l’analyse morale, psychologique, celle que poursuivront les Vauvenarges, les Chamfort, les Joubert ; celle qui, vers 1850, décidera la méthode, les points de vue de la critique chez Sainte-Beuve, et dont un admirable représentant avait été, quelques années plus tôt, ce surprenant Stendhal qui, interrogé par un bourgeois de province sur son métier, répondait avec sa simplicité ironique et désinvolte : « Observateur du cœur humain. »

Observateur du cœur humain, nous savons si Molière l’était, et que ce n’est pas une mode littéraire, l’influence du goût régnant, qui poussait à cette vocation celui que Boileau appelait « le Contemplateur ». Non : il y tendait de toute sa nature. Parmi les rares anecdotes que nous avons sur sa personne, rappelez-vous celle qui l’évoque, à Pézenas, debout, regardant, écoutant en silence, dans le coin d’une boutique de barbier, où des gens de toute sorte bavardent et livrent leur âme. Rappelez-vous son mot sur le mendiant qui veut lui rendre un louis d’or : « Où la vertu va-t-elle se nicher ? » On imagine le noir, le méditatif regard attaché sur le pauvre dont le geste a traduit tout le spontané, et, si l’on y réfléchit, tout le mystère de la vertu. Rappelez-vous, dans l’aventure du Minime, son bref propos concluant aux pouvoirs du silence, quand il est observé avec conduite. Comme il apparaît là dans son attitude habituelle, épiant, saisissant au vol un trait de nature humaine ! Et rappelez-vous surtout ce portrait de Molière dessiné par un ennemi, de Visé, qui, dans sa Zélinde, veut dénoncer comme dangereuse pour autrui cette incessante, muette observation : « Elomire pas dit un mot. Je l’ai trouvé appuyé sur ma boutique, dans la posture d’un homme qui rêve. Il avait les yeux collés sur trois ou quatre personnes de qualité qui marchandaient des dentelles... et il semblait, par le mouvement de ses yeux, qu’il regardait jusques au fond de leurs âmes pour voir ce qu’elles ne disaient pas. » Et n’est-ce pas ce silence absorbé que lui-même note comme son trait propre, quand il se décrit dans la Critique par la bouche rieuse d’Élise ?

Messieurs, n’en croyons pas de Visé : cette attention ne se penchait pas que sur les ridicules. Molière contemplait tout l’homme. Contraint par le principe qui séparait absolument les genres, il a dit sa tristesse d’être obligé de ne le montrer que pour faire rire. Il avait toujours rêvé de la tragédie. Lui-même « né, a-t-il confessé, avec les dernières dispositions à la tendresse », n’a-t-il pas eu la sienne ? Car c’est bien une tragédie que fait entendre sa plainte d’amant malheureux à Chapelle. Il avait vu la vie par le côté profond, connu la douleur, la misère (et de là ses grandes aumônes dont parle Grimarest) ; il savait le précaire de la vie qu’on gagne à la sueur de son front : c’est ce que signifie son refus à Boileau, qui lui offrait une place à l’Académie française, à condition qu’il abandonnât les planches. « Ah ! Monsieur ! il y a point d’honneur à ne pas quitter. » Il pensait à ses comédiens, comme il pensait à ses machinistes, quand, le 17 février 1673, malade, épuisé, après une plainte déchirante, il répondait à la Molière, à Baron, qui le conjurait, les larmes aux yeux, de ne point jouer ce jour-là : « Comment voulez-vous que je fasse ? Il y a cinquante pauvres ouvriers qui n’ont que leur journée pour vivre. Que feront-ils si l’on ne joue pas ? Je me reprocherais d’avoir négligé de leur avoir donné du pain un seul jour, le pouvant faire absolument. » Quel mot, Messieurs, quel sens il prend dans notre temps de haineux conflits entre patrons et ouvriers ! Ce soir-là, celui qui venait d’avouer à ne plus pouvoir tenir contre les douleurs et les déplaisirs », et ce qu’un homme souffre avant de mourir, l’auteur du Malade imaginaire se força à jouer et à faire rire, et il mourut de l’effort. Messieurs, à propos de Molière, j’ai prononcé plusieurs fois le mot d’humanité. La voilà, l’humanité de Molière !

Je suis homme… Est-il une vie, une œuvre, qui, mieux que les siennes, illustre la maxime de son maitre Térence ? Elle répondait au mouvement de sa nature profonde ; mais elle traduisait aussi l’essentiel de ce que, cinq années durant, il avait appris au collège de Clermont — de ce que l’on enseignait alors, de façon si forte, insistante, à la jeunesse française, et qu’on n’a pas encore cessé de lui enseigner. Litterae humaniores, disaient déjà les Latins — les humanités, disait-on déjà, en notre XVIe siècle, par opposition, peut-être, à ce que vous appelez divinity ; et que nous nommons théologie : l’étude de l’homme, plus précisément de l’esprit humain, dans les œuvres de cette antiquité grecque et latine qui eut peu l’idée des variétés de notre espèce (Rome impériale assimilait toutes les races en les faisant entrer dans sa forme politique) — de cette antiquité dont les grands écrivains, aujourd’hui affranchis du temps et de l’espace, parlent aux hommes de tous les peuples. Et pourquoi leur parlent-ils, sinon parce que leur art, — celui d’un Tucydide comme d’un Tite-Live, d’un Platon comme d’un Cicéron, traduit et intéresse la faculté qui est le fond commun de tous les esprits : cette raison sensible aux évidences de la logique et de la vérité et qui commande l’ordre juste de la pensée ? L’idée du lien qu’établit la raison entre les hommes de toutes sortes, c’est le principe que les Français ont appris à l’école de l’humanisme, qu’ils ont énoncé avec Pascal et La Bruyère, popularisé avec Voltaire, et dont, aujourd’hui encore, après tout ce qu’a fait le XIXe siècle pour substituer la notion des différences entre les hommes à celle des similitudes, ils demeurent pénétrés : nulle part en effet la mystique et fanatisante notion de race n’est moins active qu’en France. Un journal anglais ne nous accusait-il pas, l’autre jour, d’être « race blind » ? et de là peut-être le privilège singulier qu’a la France d’assimiler moralement les peuples de ses colonies. Ce principe de l’identité foncière, chez tous les hommes, de la raison, nous l’opposions, entre 1914 et 1918, aux docteurs d’un peuple à qui l’on avait enseigné la foi à la vertu supérieure d’une irréductible essence ethnique, et aux droits de domination qu’elle lui conférait. Et La Bruyère, en 1689, le professait en des termes auxquels, en 1914, nous aurions pu ne rien changer : « La prévention du pays, jointe à l’orgueil de la nation, fait oublier que la raison est de tous les climats, et que l’on pense juste partout où il y a des hommes. »

La raison, elle est toute vivante et cordiale, chez Molière. Rien de dogmatique ou d’abstrait. La dialectique n’est pas encore commencée, qui s’achèvera par les formules d’un Condorcet et d’un Robespierre. Sans doute les personnages de ce théâtre, comme ceux de Corneille et de Racine — c’est la marque de l’époque — procèdent par discours, mais chaque fois qu’ils sont les porte-paroles du dramaturge, ce qui s’explique dans le discours, c’est ce penser juste dont parle La Bruyère, cette habitude de voir clair et vrai dans les choses de la vie, que Chrysale se plaint de voir chasser de sa maison par les dissertations des pédants.

... Et le raisonnement en bannit la raison.

En gros, c’est le sens commun — commun à tous les hommes ; ce bon sens dont les influences de la mode, la prétention à se distinguer, l’orgueil de caste et de corps, l’entêtement de la tradition peuvent altérer la clarté, mais qui est la norme de l’esprit, comme la santé est la norme du corps. C’est la raison naturelle, celle de ce grand public à qui Molière reconnaît, et non pas aux docteurs, de juger ses comédies ; et la légende est significative, qui le montre demandant l’avis d’une humble servante sur ses pièces nouvelles. Et c’est cette même native et lucide raison, nuancée par tout ce que son théâtre suppose de vieille vie sociale et de civilisation, qui assure, suivant lui, le jugement de ce brillant parterre de la Cour pour lequel il a tant écrit. Il le dit dans la Critique : « Du simple bon sens naturel, et du commerce de tout le beau monde, on s’y fait (à la Cour) une manière d’esprit qui, sans comparaison, juge plus finement des choses que tout le savoir enrouillé des pédants. » Et ce bon sens auquel il s’adresse, comme il le fait parler et comme il le fait aimer dans son œuvre ! Et puisque c’est le sens commun, c’est partout, à tous les étages de la société qu’il le montre, — dans le peuple, chez les bourgeois, chez les grands. Les voilà, les favoris de Molière, ceux qui parlent pour lui, les Dorine, les Nicole, les Elmire, les Henriette, les Ariste, les Clitandre, les Dorante, ses vrais héros, dont il oppose l’éclat de rire, le mot simple et net aux manies ou prétentions des ladres, des cuistres, des toqués, des Précieuses, — et si, toujours, l’auteur leur donne raison, c’est parce qu’il a commencé par leur donner raison. Cela est si vrai que, dans les farces et demi-farces, il lui arrive d’enrôler les rieurs du côté des fripons contre les dupes, simplement parce que ces malins, ces faquins, ces coquins, ces Scapins, représentent l’esprit. Et peu importe leur coquinerie : ce ne sont pas ici les grandes pièces de fond sérieux où Molière dénonce un Tartufe ou un don Juan. Nous sommes dans la farce, et le rire épure tout. L’étrange chose que d’avoir affaire à des bêtes ! Vive l’homme d’esprit : Et tant pis pour l’imbécile qui se laisse bâtonner !

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Prendre parti pour le bon sens, cela n’a l’air de rien. Mais dans l’ancienne France, les conséquences sociales, politiques même, devaient se dérouler vite et loin. Et par là encore, le théâtre de Molière intéresse un peuple comme le nôtre, qui, à la fin du XVIIIe siècle, a dit non, lui aussi, et avant nous, à tant de formes du passé, pour se constituer rationnellement. Car ce point de vue du bon sens et de la raison, c’est tout simplement celui de la critique — critique de l’absurde, du faux, du faux semblant, du sham et du cant, comme vous dites, et non seulement dans l’homme, mais dans la société, et c’est ainsi que Molière annonce notre sceptique XVIIIe siècle. Aux Diafoirus il enlève leur solennelle robe de science fictive, découvrant l’ignorance, l’orgueil et le mensonge corporatifs. It clears the cobwebs, it freshens the air… Une institution, une forme sociale est bafouée : combien d’autres, pendant les cent vingt ans qui vont suivre, dont l’absurdité, rapportée aux évidences du sens commun, apparaîtra au grand jour ! — et du contraste naît d’abord le franc rire de Molière, et, pour finir, les étincelantes fusées de Beaumarchais, en qui la raison prit si efficacement parti pour votre Révolution. Sans doute, cette critique peut aller trop loin : la vie se crée spontanément ses formes — formes définies, particulières, supposant tel passé, tel milieu, ne relevant point par conséquent des normes universelles de la raison, laquelle tend à les dénoncer toutes comme illogiques, arbitraires. Mais dans une société très vieille, que de formes superposées au cours des âges dont la vie s’est retirée, que de déchets accumulés, qui mènent, ankylosent, étouffent la vie montante d’aujourd’hui ! Cette raideur, on la sent bien dans le monde qu’a peint Molière : mécanique raideur, automatismes de cérémonial excessif, de pédanterie, de préjugés de caste, de despotique discipline familiale. Et tout cela, c’est ce qu’on peut justement appeler « la forme », en généralisant le mot du Mariage de Figaro — et, au temps de Figaro, il ne restera plus guère de guindé, en France, que Bridoison et ses formules professionnelles. Assouplissement de l’esprit et de la société, c’est le travail du siècle qui suit Molière. Au temps de Louis XIV, ce travail est déjà commencé, avec La Bruyère, qui, tout de suite, à propos des grands et des paysans — oh ! le morceau terrible sur les paysans ! — fait pressentir les conclusions inévitables de cette dialectique ; avec La Fontaine, qui peint en figures amusantes d’animaux l’inhumanité des puissances établies, l’égoïsme orgueilleux des grands, et jusqu’à l’absorbante et léonine majesté du roi. Et l’initiateur, c’est Molière, ralliant les hobereaux entêtés de qualité, les pères et tuteurs tyranniques, les marquis insolents et ridicules, la Faculté, l’appareil sorbonnifique de l’école, son jargon moyenâgeux, le vide de sa science. Il est allé très loin : la pointe cachée de Tartufe fut sentie tout de suite, — il montrait le danger des formes, formules toutes faites, qui servent aux déguisements et mensonges de l’hypocrite. Et de même, dans le Misanthrope, devançant Rousseau, il montrait le faux de la vieille convention sociale, opposant la grimace des compliments à la réalité des sentiments. Car c’est là qu’est le comique de cette pièce — non pas, comme l’a soutenu Rousseau, dans la personne d’Alceste, à qui vont nos sympathies, mais dans la situation, dans le contraste entre les aménités obligées de la vie de salon, et la rude, véridique parole de l’homme qui en dénonce et en dévoile les fictions. Protégé par Louis XIV, Molière, à cette époque du règne, pouvait s’attaquer à tout, ne s’arrêtant que devant le caractère sacré du souverain, clef de voûte de la société. Et certains pressentaient bien où menait cette critique, et qu’un prestige essentiel à la stabilité de l’ordre séculaire était attaqué par l’audacieux qui mettait la raison chez les servantes et la sottise chez les marquis, la vertu chez un pauvre, le crime chez un gentilhomme que son valet pouvait appeler « cœur de tigre ! » Dans sa Vengeance des Marquis, de Visé dit aux gens de la Cour que « leur tolérance pour Molière est une lâcheté, que déjà les jeunes filles ne veulent plus épouser de marquis », — et dans un autre écrit, il fait entendre que se prendre à la noblesse, c’est se prendre au roi, au principe même de la France monarchique. « Il ne suffit pas de garder le respect du demi-dieu qui nous gouverne. Il faut épargner ceux qui ont le grand avantage de l’approcher... Je tremble pour cet auteur quand je lui entends dire en plein théâtre que ces illustres doivent prendre la place des valets. Quoi ! traiter si mal l’appui et l’ornement de l’État ! »

L’appui de l’État : on dirait aujourd’hui les fondements. Et c’est bien cela qui commence imperceptiblement d’être mis en question dans ce théâtre : le fondement vermoulu du vieux monde féodal, dont le désaccord avec les développements et les besoins de l’esprit moderne commençait d’apparaître.

Tel est, pour un peuple, le principe actif contenu dans l’idée de la raison universelle et naturelle. Cette idée qui va se préciser, se formuler, se répandre, non seulement elle assouplit, comme nous le disions, mais elle humanise. Chez un procureur, un juge, un médecin, un parlementaire, un gentilhomme, un duc et pair, un noble, la marque de la profession ou de la caste, si forte, persistante, au XVIIe siècle, va s’atténuant. L’homme apparaît de plus en plus, valant, non plus par le privilège de sa naissance ou de sa place, mais par ce qu’il possède de raison, principe distinctif de notre espèce, principe de similitude et de rapprochement entre ses individus. Dès lors, de vieilles barrières tombent ; entre les princes et les hommes de lettres, incarnations évidentes de ce principe, la conversation commence ; Figaro philosophe devant Almaviva ; la notion de l’égalité de nature entre les hommes se définit, et puis c’est le rêve d’égalité sociale qui s’établit, l’un et l’autre profondément liés à l’idée de la raison, de la raison souveraine, identique à soi-même dans tout le genre humain.

 

Ce grand mouvement de pensée, est-il besoin, Messieurs, de dire quels faits incalculables, quels changements du monde l’ont traduit dans le réel ? Aujourd’hui, en France, quand nous en parlons, nous pensons d’abord à la Révolution française, proclamée — on l’a dit, et répétons-le, car rien n’est plus significatif — au nom des Droits de l’Homme, et non du citoyen français, défendue, propagée par des soldats qui passèrent les frontières en rêvant, non de conquérir, mais d’affranchir les peuples, et dont les victoires renversaient les survivances irrationnelles d’un monde fondé, non sur les évidences de l’esprit, mais sur la force et sur le privilège. Mais ici, en Amérique, on peut se rappeler d’abord que, treize ans auparavant. dans cette même France, les mêmes idées s’étaient attestées déjà de façon éclatante, et que de la foi aux vertus de l’homme-type, de l’homme revenu à sa nature, à la nature, parce que libéré de servitudes, fictions et préjugés séculaires, d’institutions mortes et paralysantes, de la foi au pouvoir de sa raison pour construire sur les vérités universelles, loin d’une Europe surchargée de son propre passé, une société heureuse et sage, avait jailli, avec l’enthousiasme pour vos Franklin et vos Washington, l’ardente volonté qui dévoua la France à la cause de votre indépendance.

Messieurs, entre nos deux peuples, ce sont là les grands, les impérissables souvenirs, et. en un jour où votre amitié séculaire pour la France se traduit encore une fois, puisque vous avez voulu honorer la mémoire d’un de ses grands fils, il est bon de nous rappeler, vous et nous, que ce n’est pas le calcul politique des intérêts, des combinaisons de diplomates, qui en 1776, comme en 1917, ont associé sur les champs de bataille un La Fayette et un Washington, un Pershing et un Foch, mais une certaine idée du bien commune aux deux peuples. Cette idée, vous y avez été conduits par vos tendances propres, issues du profond sentiment anglo-saxon des libertés individuelles et de la jalouse croyance puritaine au droit de chaque conscience à son autonomie. Nous l’avons conçue par le développement séculaire d’une pensée native dont on pourrait trouver le premier germe dans les fabliaux de notre Moyen âge ; une pensée que l’humanisme de la Renaissance a nourrie en la rattachant à la tradition de la civilisation latine, mère de la nôtre ; une pensée que le XVIIe siècle a commencé d’élaborer, qui s’est renforcée, au siècle suivant, de ce que Voltaire lui communiqua d’idées anglaises, et dont toutes les suites logiques, pratiques, se sont vite déployées. Cet idéal, que des sophistes qui ne sont ni latins ni anglo-saxons dénonçaient, il y a sept ou huit ans, comme un principe de décadence, hostile à la vie, — lebensfeindlich, disaient-ils, — bon pour les civilisations finissantes d’Occident, pour les peuples du soleil couchant (c’était leur expression symbolique), cet idéal s’exprime par des mots dont les principaux sont humanité, droits de l’Homme, égalité des hommes. Ils sont Américains depuis que votre nation s’est constituée, mais ils étaient déjà français, et le courant de pensée dont ils sont sortis a, commencé de s’élargir en passant par notre grand Molière.

 

[1] Dans One of our Conquerors, de George Meredith.