Discours sur les prix littéraires 1997

Le 4 décembre 1997

Marc FUMAROLI

Discours sur les prix littéraires

par

M. Marc FUMAROLI
Directeur en exercice

Dans la Séance publique annuelle

le jeudi 4 décembre 1997

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Messieurs,

Il n’est peut-être pas hors de propos, au moment où il me revient, au titre de Directeur en exercice, de proclamer les lauréats de l’Académie française pour cette année, de faire un peu d’histoire. Le principe même des prix, cette institution littéraire qui depuis longtemps a cessé d’être en France et dans le monde le privilège exclusif de notre Académie — on dit même qu’elle s’est disséminée et multipliée jusqu’à l’abus dans nos mœurs modernes —, trouve son origine française parmi nous.

Je dis bien son origine française, car le mouvement initial a été donné dans l’univers latin des collèges de la Compagnie de Jésus. Ces grands professeurs ont conçu l’institution des prix annuels sur deux modèles antiques, celui des jeux Olympiques de la Grèce et celui des couronnements d’orateurs et de poètes dans l’Empire romain.

La pédagogie des Jésuites était fondée sur l’émulation, la compétition et le concours. Qui dit émulation et concours, dit victoire ; les meilleurs, les gagnants doivent être récompensés. Ils doivent l’être publiquement, au cours d’une fête et d’une solennité qui resteront inoubliables dans leur mémoire et celle du public. Les régents jésuites, dans leurs collèges qui sont répandus dès le XVIe siècle dans toute l’Europe, en Amérique et aux Indes, et qui ont pour langue commune le latin, dressaient en fin d’année académique dans leur Aula magna un véritable théâtre, peint d’allégories et orné d’emblèmes, pour fêter leurs champions. Les élèves eux-mêmes y jouaient la tragédie et la comédie écrites en latin par leurs maîtres pour la circonstance, ils déclamaient des poésies latines et grecques de leur propre composition.

Puis venait le grand moment : celui de la remise des prix aux vainqueurs de l’année, qui recevaient couronnes de laurier, diplômes et livres magnifiquement reliés. Deux des ouvrages de prix obtenus par le Grand Corneille au cours de ses études au collège de Rouen nous ont été conservés. Ils préfigurent le triomphe de Mélite et du Cid.

Ces fêtes souvent somptueuses, que les plus hautes autorités de l’endroit, et à Paris, le roi lui-même, tenaient à honorer de leur présence, étaient aussi fort coûteuses. Les Jésuites donnèrent le nom grec d’agonothètes (fondateurs de concours) aux généreux mécènes qui, chaque année, couvraient les frais de cette institution littéraire. Le Grand Condé, lui-même élevé à Bourges par les Jésuites, fut à plusieurs reprises agonothète.

Pour transporter dans les mœurs littéraires françaises cette institution qui avait beaucoup fait pour la réputation et pour le succès des collèges jésuites, un autre de leurs anciens élèves, et l’un de nos premiers confrères, Jean-Louis Guez de Balzac, inscrivit dans son testament, en 1654, un legs important à l’Académie française ; à charge pour celle-ci de décerner sur concours, chaque année et publiquement, un Prix d’Éloquence, pourvu d’une bourse. Balzac fut ainsi le premier agonothète de notre Compagnie. Mais il fallut attendre l’année où Louis XIV condescendit à devenir lui- même le Protecteur de l’Académie, en 1671, pour que le Prix fût enfin attribué : il le fut à une femme, Madeleine de Scudéry. La même année, un prélat, Mgr de Clermont-Tonnerre, fonda aussi un Prix de Poésie. Jusqu’en 1758, les sujets mis au concours étaient toujours dynastiques ou religieux. Cette année-là, le Secrétaire perpétuel Duclos fit agréer par la Compagnie que, désormais, les sujets seraient l’éloge des grands hommes de la nation. C’était le premier pas vers la religion des commémorations nationales, qui s’imposa au cours du XIXe siècle, et qu’un autre Secrétaire perpétuel de l’Académie française, Maurice Druon, a pourvue en 1973, lorsqu’il était notre ministre des Affaires culturelles, d’une Délégation générale.

Au XIXe siècle, la fondation Gobert, puis la fondation Montyon, réveillèrent la tradition des Prix. La générosité des agonothètes de l’Académie française ne s’est jamais démentie depuis, même si le principe du concours n’a plus été retenu.

La liste de nos Prix est donc longue, je ne veux pas en retarder davantage la lecture. Mais je ferai encore remarquer que, même si nous ne dressons pas pour l’occasion un théâtre et si nous ne couronnons pas de lauriers nos champions, la solennité nue de cette proclamation des prix académiques est soutenue par l’architecture superbe d’une ancienne chapelle de collège : non loin d’ici, dans ces mêmes murs, de 1669 à 1792, eurent lieu chaque année, à l’imitation des collèges jésuites, des fêtes de distribution des prix. La séance publique de rentrée de l’Académie s’enracine ainsi de tous côtés, dans d’anciennes et nobles traditions d’honneurs rendus aux vainqueurs dans l’ordre de l’esprit.

 

Je proclamerai d’abord lauréat du Grand Prix de la Francophonie M. le Professeur Abdellatif Berbich, doyen honoraire de la Faculté de Médecine de Rabat, Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume du Maroc.

Voici de larges extraits du rapport particulièrement élogieux rédigé par notre Secrétaire perpétuel, Maurice Druon, et qui a rallié sans peine tous les suffrages de la Compagnie :

« Lorsque, il y a dix ans, dans une séance qui fut un événement premier dans l’histoire académique et où notre Compagnie, vieille de trois siècles et demi, reçut la toute jeune Académie du Royaume du Maroc, offrant ainsi le spectacle superbe des blancs burnous d’apparat assis auprès de nos costumes brodés de lauriers, une voix s’éleva sous cette Coupole qui proclama : "Racine, Corneille, Chateaubriand, Vigny, Hugo, Mauriac, nous voici !" »

Ces paroles qui nous touchèrent au cœur, et que nous n’oublierons jamais, étaient prononcées par le Secrétaire perpétuel de l’Académie marocaine, le Professeur Abdellatif Berbich.

Dix ans ont passé, au cours desquels notre sœur d’outre-Méditerranée a vu croître, par la célébrité de ses membres et la qualité de ses travaux, son rayonnement dans le monde.

Aujourd’hui, c’est à nous de dire : "Professeur Berbich, vous voilà !..." Vous voilà pour recevoir ce Grand Prix de la Francophonie, la plus haute de nos distinctions, et dont la fondation est due à des libéralités venant de plusieurs nations.

L’objet de ce prix est de couronner une personne qui, dans son pays ou à l’échelle internationale, aura contribué de façon éminente, par son œuvre, ses travaux, son action, au maintien et à l’illustration de la langue française. Avant vous, nous l’avons décerné à un dramaturge libanais, à un critique et exégète japonais, à un astrophysicien canadien, à un dramaturge et homme d’État malgache, à un cardinal belge, à un écrivain égyptien, à un essayiste et historien vietnamien, à un romancier congolais, à un écrivain algérien, à un poète libanais derechef, à un chef d’État sénégalais. Nous sommes heureux de l’offrir cette année à un fils du Maroc qui illustre à la fois le service de son pays et notre science médicale dans l’aire arabophone.

Docteur en médecine de la Faculté de Montpellier, élève, directement de notre confrère si regretté Jean Hamburger, élève indirectement de notre cher Jean Bernard, qui suivit toujours avec attention sa carrière et ses travaux, le Professeur Abdellatif Berbich, spécialisé en néphrologie et réanimation, a dirigé la première greffe du rein et créé le premier centre d’hémodialyse au Maroc ; il a été chef du service de médecine interne de l’hôpital Avicenne, et doyen de la Faculté de Médecine de Rabat de 1968 à 1974. Il n’a pas publié moins de cent trente études, en français, dans les revues internationales, sur maints sujets de pathologie. Il fait partie de toutes les grandes sociétés médicales françaises, il est membre du Conseil scientifique de l’Association des Universités partiellement ou entièrement de langue française, et du Haut Conseil de l’Université Léopold Senghor d’Alexandrie, que notre Académie a créé avec l’Égypte. Mais il est membre aussi de l’Académie royale de Jordanie et du Conseil de la langue arabe, au Caire.

Il a été ambassadeur du Maroc en Algérie. Sur sa poitrine voisinent avec la croix de commandeur de l’ordre du Trône du Maroc, les croix d’officier de la Légion d’honneur, de commandeur de nos Arts et Lettres, de l’ordre de l’Empire britannique et de l’ordre du Mérite du Portugal.

Nous sommes, ou fûmes, plusieurs ici, Léopold Senghor, Edgar Faure, Jean Bernard, Jacques-Yves Cousteau, nous-même à apprécier l’activité, la bonne grâce, le savoir, le dévouement que déploie Abdellatif Berbich à la tête de l’Académie chérifienne où l’élite marocaine travaille en symbiose, sur des grands et actuels problèmes de civilisation, avec des penseurs et savants de trente nations, et où la langue française est fort utilisée dans les débats, presque à égalité avec la langue arabe.

Le roi Hassan II, fondateur de cette Académie, a coutume de dire que, de nos jours, ne posséder qu’une seule langue, c’est être presque un analphabète. Voilà un analphabétisme dont le Maroc risque de moins en moins d’être atteint, et cela grâce à de tels hommes qu’Abdellatif Berbich qui est, en sa personne, une illustration du français en partage. Nous avons voulu lui en donner acte avec admiration et amitié. »

 

La Grande Médaille de la Francophonie a été attribuée à M. André Brincourt, pour son ouvrage : Langue française, terre d’accueil. Écrivain lui-même, et critique très écouté à la télévision et dans la presse, M. Brincourt a déjà reçu notre Prix de la Critique. Il a dessiné dans son dernier livre un vaste et sensible paysage des lettres françaises contemporaines, fécondées par de très nombreux et brillants écrivains venus d’ailleurs. Ils ont élu domicile dans notre langue, et ils s’y sont fait un nom international, au terme de cheminements extrêmement divers, que M. Brincourt analyse avec finesse et sympathie. Notre Académie, de Joseph Kessel à Eugène Ionesco, pour ne pas nommer les vivants, est le miroir fidèle de ce paysage hospitalier si bien décrit par M. Brincourt.

 

Le Grand Prix de Littérature est allé, pour l’ensemble de son œuvre, à Mme Béatrix Beck. Bien que cet écrivain ait eu le Prix Goncourt en 1952, pour son roman Léon Morin, prêtre, il y a en elle, affirme notre confrère Jean Dutourd dans son rapport, quelque chose de l’écrivain maudit, soumis comme l’était Verlaine à l’influence de Saturne. Elle avait deux ans lorsqu’elle perdit son père, le poète belge Christian Beck. Écrivain maudit, mais grand écrivain, Béatrix Beck a toujours eu autour d’elle un petit cercle de lecteurs et d’admirateurs fanatiques. Ces connaisseurs ne se trompent pas sur la valeur de l’artiste et sur la violente beauté de son style. L’Académie française a tenu à honorer Mme Béatrix Beck en lui attribuant l’une de ses plus belles récompenses.

 

Le Grand Prix de Poésie a été décerné à M. Jacques Réda, pour l’ensemble de son œuvre. Jacques Réda, qui fut, de 1987 à 1995, le successeur de Jean Paulhan et de Georges Lambrichs à la tête de la Nouvelle Revue Française, est notre La Fontaine, dont il a d’ailleurs merveilleusement écrit. Il l’est pour le naturel avec lequel il dissimule sa profonde culture. Il l’est aussi pour la transparence de son langage, et pour sa science des formes métriques, du rondeau à la ballade, de la sextine au sonnet, où il voit, à rebours d’une certaine modernité, un principe de liberté, d’invention, de variation, de justesse aussi. L’un des rares poètes d’aujourd’hui, sinon le seul, à aimer la rime, il est allé jusqu’à renouer avec la tradition du discours en vers didactique. Notre La Fontaine appartient à la famille des poètes flâneurs et promeneurs, de Toulet à Fargue, qui vont à la rencontre de l’émotion et de la vie à l’écart de ce qui parade, dans les grandes villes comme sur les grands chemins. Il vient de publier son trentième ouvrage, La Liberté des rues, composé comme quelques-uns de ses livres, de proses qui s’apparentent aux poèmes en prose. On songe, écrit Hector Bianciotti dans son rapport, au Spleen de Paris.

 

Le Grand Prix du Roman a été attribué à M. Patrick Rambaud, pour La Bataille. L’Académie française n’est pas fâchée d’avoir remarqué et couronné la première cet ouvrage. M. Rambaud y met en œuvre tous les moyens de l’art romanesque pour nous rendre témoins, de l’intérieur, de ce que Chateaubriand a appelé la « terrible affaire d’Essling », qui fit 40 000 morts, parmi lesquels le maréchal Lannes, les 21 et 22 mai 1809. Napoléon ne vainquit vraiment qu’à Wagram les armées coalisées contre lui, le 6 juillet suivant.

Dans une lettre à Mme Hanska, Balzac, en 1835, projetait en ces termes de décrire la bataille d’Essling :

« Il faut que, dans son fauteuil, un homme froid voie la campagne, les accidents de terrain, les masses d’hommes, les événements stratégiques, le Danube, les ponts, admire les détails et l’ensemble de cette lutte, entende l’artillerie, s’intéresse à ces mouvements d’échiquier, voie tout, sente dans chaque articulation de ce grand corps, Napoléon, que je ne montrerai pas, ou que je laisserai voir le soir, traversant dans une barque le Danube. »

Ce sujet, posé puis abandonné par Balzac, M. Rambaud ne l’a pas traité à la manière prévue par l’auteur d’Une ténébreuse affaire. Tous les personnages de cette anti-épopée, à commencer par Napoléon lui-même et ses maréchaux, jusqu’aux chasseurs, cuirassiers, artilleurs, et sapeurs engagés dans l’action, sont autant de Fabrices tâtonnant sur le champ de bataille de Waterloo. Henri Beyle est d’ailleurs là, observant le carnage à la longue vue, et se remémorant l’orage de la Flûte enchantée. Multipliant les points de vue, dont aucun n’est celui de l’Histoire avec une majuscule, multipliant les voix qui ne sont pas celles de la grandeur mais de la rage, de la révolte, de l’étonnement et de l’humour noir, ce roman méticuleux et saisissant étend à toute la guerre moderne le jugement de Chateaubriand sur « ces énormes batailles de Napoléon, qui sont au-delà de la gloire : l’œil ne peut embrasser ces champs de carnage qui, en définitive, n’amènent aucun résultat proportionné à leurs calamités ».

 

Le Prix Moron de Philosophie a été attribué cette année, sur rapport de M. Michel Serres, à Mme Agnès Minazzoli, pour son essai L’Homme sans image, une anthropologie négative, qui étudie « les mille contraires visages » de la nature humaine découverts par les penseurs de la Renaissance. Elle veut y voir un modèle pour l’éthique moderne de la disponibilité.

 

Le Grand Prix Gobert d’Histoire est allé, sur rapport de M. Alain Decaux, à Mme Pernoud pour l’ensemble de son œuvre. « Dès que l’on prononce le nom de Régine Pernoud, écrit M. Decaux, c’est celui de Jeanne d’Arc qui vient aussitôt à l’esprit. » Chartiste, longtemps conservateur aux Archives nationales, Mme Pernoud a consacré la part majeure d’une œuvre très abondante à celle qui fit de Charles VII le vrai roi de France. Dans la logique de cette passion, Mme Pernoud a fondé et dirigé à Orléans, un Centre Jeanne d’Arc. Parmi ses autres livres, qui savent rendre vivante l’érudition, on retiendra Aliénor d’Aquitaine, Héloïse et Abélard, La Femme au temps des cathédrales et sa monumentale Histoire de la bourgeoisie en France.

 

L’Académie décerne chaque année deux Prix de Biographie. Celui qui couronne la meilleure biographie littéraire a été attribué à M. Frédéric Badré, pour son livre Paulhan le Juste. Dans son rapport, M. Michel Déon fait valoir le talent, l’intelligence et la solide information de cette première synthèse consacrée à la vie et à l’œuvre d’un écrivain « qui mit au-dessus de tout la défense de la littérature, le seul sujet grave dans les conversations et dans la vie », disait-il. L’Académie se devait de signaler les mérites de cet hommage rendu à un grand esprit à la fois inflexible et subtil, qui fut des nôtres.

 

Le Prix de la Biographie historique a été partagé entre M. Patrice Debré, pour son remarquable Jacques Monod, et M. Jacques Nobécourt, pour son livre Le colonel de La Roque, ou les pièges du nationalisme chrétien, qui corrige une légende un peu trop noire.

 

M. François Taillandier reçoit le Prix de la Critique pour son essai intitulé : Aragon (1897-1982) : Quel est celui qu’on prend pour moi ? Il y a plusieurs années, a fait valoir M. Jean Dutourd, que l’Académie française a remarqué le talent de François Taillandier. Il s’en est fallu de peu qu’elle ne lui donnât naguère son Grand Prix du Roman. En lui attribuant aujourd’hui le Prix de la Critique pour son Aragon, ouvrage intelligent, sensible, pénétrant, profond, plein de vues surprenantes et justes sur un grand poète français, elle récompense un des tempéraments littéraires les plus forts de la jeune génération de nos écrivains.

 

M. Alain-Gérard Slama se voit attribuer le Prix de l’Essai pour sa critique des conformismes dans un livre intitulé : La Régression démocratique. L’Académie, comme l’y avait invité Mme Carrère d’Encausse dans son rapport, a goûté le courage de ce livre clair et bien écrit, qui dénonce la confusion, et même l’anesthésie, introduite dans le public par les slogans politiquement corrects, dont l’intolérant conformisme menace la liberté politique et celle de l’esprit.

 

M. Vassilis Alexakis pour Papa et M. Benoît Duteurtre pour Drôle de temps se partagent le Prix de la Nouvelle. Ces deux jeunes talents attaquent eux aussi à l’acide les idées reçues et les conformismes de l’époque.

 

Les Prix d’Académie sont décernés à des ouvrages qui touchent soit à sa propre histoire et à son magistère sur la langue, soit à des valeurs auxquelles elle est essentiellement attachée.

Dans le cadre de ces prix entrent opportunément une édition critique, par Mme Wendy Ayres-Bennett et M. Philippe Caron, des Remarques de l’Académie française sur le Quinte-Curce de Vaugelas, le brillant essai du linguiste Alain Bentolila, De l’illettrisme en général et de l’école en particulier, et l’étude historique de M. Jean-Louis Crémieux-Brilhac, La France libre, de l’appel du 18 juin à la Libération qui démontre ce que peut, dans l’histoire des hommes, la volonté défiant l’adversité.

Ayant servi lui-même dans la France libre, et ayant disposé de ses archives les plus complètes et les plus secrètes, M. Crémieux-Brilhac a peint le tableau à la fois le plus ample et le plus détaillé de ce qu’il faut bien appeler la dernière de nos épopées, par laquelle, dans la tragédie de la deuxième guerre mondiale, la France put garder son honneur.

Chacun de ces ouvrages a reçu une médaille de vermeil.

 

Un Prix d’Académie a été décerné également, pour l’ensemble de son œuvre, à Mme Germaine Tillion, ethnologue, élève de Marcel Mauss, et du même mouvement, citoyenne héroïque, fondatrice dans la Résistance du « réseau du musée de l’Homme », elle a été pendant l’Occupation arrêtée par l’Abwher et déportée à Ravensbrück. Spécialiste de l’Algérie dès avant 1939, elle y retourne en 1955 à la demande de Jacques Soustelle, au plus fort de la guerre. Elle n’a jamais cessé, par l’écrit et par les actes, de discerner les justes causes et de prendre des risques pour les défendre. Son itinéraire de savant engagé est retracé dans ses entretiens avec Jean Lacouture, récemment publiés sous le titre La Traversée du Mal.

 

Sur rapport du R.P. Carré, l’Académie a attribué le Prix du Cardinal Grente à Mgr Claude Dagens, évêque d’Angoulême. Ancien élève de l’École française de Rome, agrégé de l’Université, docteur ès lettres et en théologie, Mgr Dagens sait tirer de la connaissance érudite de l’Antiquité chrétienne des lumières pour l’Église dans le monde d’aujourd’hui. Il a fait la synthèse vigoureuse de ses réflexions dans un rapport présenté à l’Assemblée plénière de l’épiscopat français, et que celle-ci a repris à son compte. Ce rapport vient d’être publié sous le titre Proposer la foi dans la société actuelle.

 

Le Prix du Théâtre, sur rapport de M. Félicien Marceau, a été attribué cette année à M. Didier Van Cauwelaert, pour l’ensemble de son œuvre dramatique. Ce jeune auteur est d’abord un romancier et chroniqueur étincelant, mais son talent dramatique s’est affirmé aussi par plusieurs comédies bien accueillies par la critique et par le public. C’est le cas de la plus récente, Le Passe-Muraille, qui transpose efficacement pour la scène l’inspiration généreuse et narquoise de la célèbre nouvelle de Marcel Aymé.

 

Le Prix du Jeune Théâtre, sur rapport de M. Bertrand Poirot-Delpech, a été décerné à M. Philippe Caubère. Vedette du Théâtre du Soleil, d’Ariane Mnouchkine, M. Caubère s’est signalé aussi à l’estime de l’Académie par ses talents de « diseur », qui ont fait valoir auprès d’un vaste public les pouvoirs proprement dramatiques de la meilleure prose française.

 

Le Prix René Clair est allé cette année au cinéaste Jacques Rozier. Perfectionniste jusqu’à l’excès, écrit Michel Déon dans son rapport, M. Rozier est l’auteur d’un petit nombre de chefs-d’œuvre dont les splendides images sont goûtées de ses initiés : de longs métrages, dont Adieu Philippine, et Du côté d’Orouet, et de nombreux documentaires, dont le célèbre Paparazzi, qui font de lui un pionnier du cinéma-vérité.

 

La Grande Médaille de la Chanson française a été décernée à M. Yves Simon. Ce romancier, qui a été couronné par le Prix Médicis, est aussi auteur et interprète de chansons d’une grande qualité poétique. Le rapport de M. Michel Déon, qui le rapproche de Laforgue et d’Aragon, n’a eu aucune peine à obtenir l’unisson de l’Académie.

 

Les Prix du Rayonnement de la langue et de la littérature françaises vont cette année à quatre lauréats, qui recevront chacun une médaille de vermeil : M. Yvan Amar, dont l’émission « Parler au quotidien », sur les ondes de Radio France Internationale, est au service du bon usage de notre langue ;

M. Julian Evans, critique au Guardian et remarquable traducteur de romanciers et poètes français, qui est notre avocat passionné auprès du public anglais ;

M. Arthur Goldhammer, dont l’œuvre considérable de théoricien et de praticien de la traduction a fait connaître au public américain de nombreux monuments de l’historiographie française contemporaine, notamment le Dictionnaire critique de la Révolution française de Mona Ozouf et de notre regretté confrère François Furet, et la collection des Lieux de mémoire dirigée par Pierre Nora ;

enfin Mme Vera Miltchina, l’une des plus remarquables traductrices russes du moment, entièrement vouée à la littérature française. Elle a notamment traduit pour la première fois dans sa langue maternelle La Russie en 1839, d’Astolphe de Custine, et les Mémoires d’outre-tombe.

 

Sur les Prix de Fondations, créés par des mécènes de jadis, de naguère et d’aujourd’hui, l’Académie a attribué plusieurs prix de Poésie.

Le Prix Théophile Gautier va à M. Robert Houdelot, auteur du recueil Silence de la mémoire, médaille d’argent, et à M. Dominique Delmaire, auteur du recueil Équinoxes, médaille de bronze ;

le Prix Heredia est attribué à Mme Jacqueline Candello, auteur du recueil Ad lumen, médaille d’argent, et à M. Jean de Lost-Pic, auteur de Marines, médaille de bronze ;

le Prix François Coppée couronne Mme Brigitte Level, auteur du recueil Le Temps des guitares ;

le Prix Paul Verlaine revient à M. Charles Dantzig, pour son recueil Que le siècle commence ;

le Prix Henri Mondor couronne M. Daniel Oster, auteur d’un essai de premier ordre La Gloire, qui répond parfaitement à la définition du prix : le meilleur ouvrage sur Mallarmé et la poésie mallarméenne.

Enfin le Prix Maïse Ploquin-Caunan va à Mme Myriam Tangi, pour Le Ciel en désordre.

 

Trois prix sont décernés à des ouvrages de Philosophie, de Morale et de Sociologie.

Le Prix La Bruyère est allé à M. le Professeur Guy Lazorthes, pour son étude sur Les Hallucinations, à laquelle la pathologie des écrivains a fourni maints exemples.

Le Prix Louis Castex couronne M. Emmanuel Chadeau pour Le Rêve et la Puissance : l’avion et son siècle, et le Prix Biguet Mme Florence Burgas, pour Animal, mon prochain.

 

Au titre des prix de Littérature, le Prix Jules Janin est allé à M. Marc Weinstein, pour la première traduction en français du Journal de Kornéï Tchoukovski « témoignage de premier ordre, écrit Mme Hélène Carrère d’Encausse, sur les lettres russes exposées à la dictature soviétique » ;

le Prix Émile Faguet à M. Jean Roudaut, auteur d’un subtil essai sur la représentation des livres et des bibliothèques dans la peinture, intitulé Les Dents de Bérénice.

Sur le Prix Louis Barthou, une médaille d’argent a été attribuée à Mme Simone Balayé et à Mme Mariella Vianello Bonifacio, pour leur admirable édition critique de Dix années d’exil, de Germaine de Staël, et une autre médaille d’argent à M. Jean-Jacques Hueber, pour son édition de la Correspondance de François Mauriac et Georges Duhamel (1919-1966).

Nous avons réservé le Prix Anna de Noailles, destiné à honorer une femme de lettres, à Mme Claude Delay, pour l’essai biographique et critique, rayonnant de sympathie, qu’elle a dédié à Marina Tsvetaeva, une grande poétesse russe de notre siècle à qui la misère et la persécution politique n’ont jamais laissé de relâche.

Le Prix François Mauriac récompensant de jeunes écrivains est attribué à Mme Catherine Vigourt, auteur de La Vie de préférence et à Mme Marie-Odile Beauvais, auteur du roman Les Forêts les plus sombres.

 

La médaille d’argent du Prix Georges Dumézil récompense l’éminent linguiste Bernard Cerquiglini, Directeur de l’Institut national de la langue française, qui raconte savamment, mais avec charme et verve, dans L’Accent du souvenir, le roman du circonflexe dans l’orthographe et la typographie françaises.

 

Le Prix Roland de Jouvenel va à Mme Laurence Cossé, pour Le Coin du voile, une fable métaphysique et cocasse qui révèle un talent très original.

 

Le Prix Ève Delacroix échoit à M. Claude Kayat, pour L’Armurier, un récit dont la vivacité et la drôlerie ont suscité l’enthousiasme contagieux de Me Maurice Rheims. M. Claude Pichois, le savant éditeur et biographe plusieurs fois couronné par notre Académie, reçoit une médaille d’argent pour son dernier ouvrage, une vie d’Auguste Poulet-Malassis, l’éditeur de Baudelaire.

 

Le Prix Pierre Benoit a été attribué à MM. Philippe Sainteny et Alain Ferrari, pour la réalisation de l’excellent film Pierre Benoit, l’artisan prisonnier, qui démontre, s’il en était besoin, que le cinéma ou l’ouvrage destiné à la télévision peut parfois être assimilé à la critique littéraire.

 

M. Éric Dragesco, auteur de La Vie sauvage dans les Alpes, a obtenu le Prix Jacques Lacroix.

 

L’ancienne, et excellente définition des Belles-Lettres les divisait entre Poésie, Éloquence et Histoire. Les genres se sont multipliés depuis et ont voilé cette ordonnance classique, mais l’Académie se souvient d’une conception aussi généreuse de la littérature, liée intimement à l’idéal de l’honnête homme, qui a des clartés de tout. Aussi décerne-t-elle chaque année plusieurs et prestigieux Prix d’Histoire et d’Histoire de l’art.

 

Le Prix Guizot nous permet de distinguer, par des médailles d’argent, M. Paul Butel, auteur d’une Histoire de l’Atlantique, de l’Antiquité à nos jours, et le comte Serge de Robiano, auteur de Echec à l’Empereur, Échec au Roi : Mgr de Broglie, évêque de Gand, fascinant personnage qui, chapelain de Napoléon, fut envoyé en prison pour s’être opposé à lui ; et deux médailles de bronze sont allées l’une à M. Michel-Edmond Richard, pour son étude érudite Notables pro- testants en France dans la première moitié du XIXe siècle, et l’autre à M. Youri Roubinski, pour La Russie à Paris, qui retrace toute la lignée des ambassadeurs russes dans notre capitale depuis le XVIIIe siècle.

 

M. Henri Bogdan a obtenu le Prix Thiers, médaille d’argent, pour son Histoire de la Guerre de Trente ans.

 

Le Prix Eugène Colas a été partagé entre M. Jean-Marie Constant pour son Histoire de la Ligue, et M. Régis Hanrion pour Les Pèlerinages en France.

 

Sur le Prix Eugène Carrière, trois médailles d’argent ont été attribuées à M. André Barrez, auteur d’un essai sur Les Peintres du fantastique, à M. Michaël Barry, auteur d’une étude intitulée Faïences d’azur, et à M. Léon Krier, auteur d’un essai Architecture, choix ou fatalité.

 

Le Prix Georges Goyau, qui récompense des ouvrages d’histoire régionale est décerné à M. Michel Giraud pour sa belle Histoire de l’Île-de-France, dont il est l’élu depuis si longtemps et qu’il sert avec tant de dévouement. Mme Simone Henry pour Une ville en mutation, Strasbourg au tournant du grand siècle et Philippe Raxhon pour La Mémoire de la Révolution française, entre Liège et Wallonie, reçoivent également une médaille d’argent, tandis que Mon pays comtois de M. André Besson, Les Saints d’Auvergne de M. René Crozet, Saint-Pargoire de M. André Gazagnes et Pays basque, entre Nive et Nivelle de M. Alexandre de La Cerda sont distingués par une médaille de bronze.

 

Le Prix du Maréchal Foch, d’histoire militaire, a été décerné à deux dames savantes Mme Anne Blanchard pour son Vauban et M’ Madeleine du Chatenet pour son Traversay, un Français ministre de la Marine des Tsars.

 

Le Prix Monseigneur Marcel, qui récompense des travaux sur la Renaissance et le XVIIe siècle, est allé à M. Alain Pacquier, auteur des Chemins du baroque. Une médaille d’argent, attribuée à M. Francis Goyet, signale son savant et brillant essai intitulé Le sublime du « lieu commun », l’invention rhétorique dans l’Antiquité et à la Renaissance.

 

Mme Huguette Taviani-Carozzi reçoit le Prix Diane Potier-Boès pour son livre La Terreur du monde, Robert Guiscard et la conquête normande en Italie.

 

M. Marcel Ruby reçoit le Prix François Millepierres, pour Le Livre de la Déportation, et dans le même cadre, MM. Yves Gauthier et Antoine Garcia reçoivent chacun une médaille d’argent pour leur ouvrage L’Exploration de la Sibérie.

 

Enfin, attentive à récompenser la création littéraire et soulager les difficultés qui l’accompagnent, l’Académie a attribué cette année trois Prix de soutien, pour l’ensemble d’une œuvre : le Prix Henri de Régnier à M. Robert Marteau, le Prix Amic à M. Michel Hérubel qui a publié de nombreux ouvrages d’histoire contemporaine, cependant que M. Lakis Proguidis, critique, de naissance grecque et d’expression française, auteur d’études excellentes sur le romancier polonais Gombrowicz et sur le romancier hellène Alexandre Papadiamandis, reçoit le Prix Mottart.

 

L’ensemble des ouvrages couronnés par l’Académie cette année pourrait à lui seul former une petite, mais excellente bibliothèque, ouverte aux quatre vents de l’esprit. Ce palmarès atteste en tout cas la fécondité, la diversité, et le nombre des talents, jeunes encore ou confirmés, français ou amoureux de la France, doués pour l’érudition ou pour l’imagination, qui font la vitalité et l’attraction de nos Lettres.