Rapport sur les prix de vertu 1899

Le 23 novembre 1899

Ferdinand BRUNETIÈRE

RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU

Lu dans la séance publique annuelle de l’Académie française
du 23 novembre 1899

PAR

M. F. BRUNETIÈRE

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

 

MESSIEURS,

Ce que le sage M. de Montyon, en instituant ces prix de vertu que nous distribuons tous les ans, a fait assurément de plus inattendu. — pour ne pas dire de plus paradoxal. — mais aussi de plus spirituel, n’est-ce pas, quand on y pense, de nous charger de les décerner ? Car, nous n’y avions en apparence aucun titre ; et on ne nous demande point en général à nous mêmes d’être « vertueux » mais seulement de n’être pas « vicieux », magis extra vitia quam vin irtutibus. Par profession et par choix, nous ne nous connaissons guère, — on peut du moins le croire, ou le craindre, — qu’en vertus de parade, en vertus voyantes, et, pour ainsi parler, en vertus oratoires : j’entends celles dont la célébration s’adapte tout naturellement au cadre de l’oraison funèbre et de l’éloge académique. Oui : nous savons nous louer entre nous, et trouver des termes heureux pour caractériser une vie « consacrée tout entière au culte des lettres », ou « à la recherche de la vérité ». Nous savons aussi juger du pouvoir d’un mot mis en sa place, et de l’élégance d’un tour de phrase. Mais ces vertus plus humbles, et nullement « littéraires », ces actions plus modestes, qui sont justement celles que M. de Montyon nous a légué le soin de récompenser et de louer, qu’en savons-nous, que pouvons-nous en savoir, quelle compétence avons-nous pour les juger, pour les apprécier, pour les signaler au respect et à l’admiration des hommes ? « Les auteurs des actions célébrées. — est-il dit textuellement dans l’acte de fondation, — ne pourront être d’un état au-dessus de la bourgeoisie, et il est à désirer qu’ils soient choisis dans les derniers rangs de la société. » Comment se fait-il, Messieurs, que ce soit nous que M. de Montyon, cet homme grave, ce magistrat, ait chargés de ce « choix » ? et, je vous le demande, ne le soupçonnerons-nous pas d’avoir voulu mêler pour nous dans sa philanthropie quelque intention d’ironie salutaire, un avertissement, et une leçon... peut-être.

C’était, vous le savez, en 1780, et jamais encore l’aristocratie du talent n’avait exercé plus d’empire. Cet homme de lettres, en ce temps-là, pouvait prétendre à tout, et même à la gloriole « de voir les trônes s’abaisser devant lui » : ainsi du moins s’exprime un de nos prédécesseurs. Il exagère un peu ! Les trônes restaient à leur place, et aussi ceux qui les occupaient. Les caresses léonines de « son ami » Frédéric avaient fait quelquefois perler du sang à la peau de Voltaire, qui l’avait fine ; et la grande Catherine se servait du vrai mot, quand elle appelait Grimm son « souffre-douleurs ». Mais quoi ! ces fréquentations impériales et royales n’en avaient pas moins enivré les hommes de lettres. Tant de flatteries les avaient enflés du sentiment de leur importance. Ils avaient pu d’ailleurs, en plus d’une occasion, s’assurer publiquement de la réalité de leur pouvoir. Et, sans presque y tâcher, on peut dire que, sur les ruines des autres aristocraties, ils avaient réussi à en élever une nouvelle, dont le moindre défaut n’était pas d’avoir oublié, dans l’atmosphère des salons et des cours, la modestie de ses origines, — et la condition de sa légitimité.

C’est ce que M. de Montyon a bien vu. « Les auteurs des actions célébrées ne pourront être d’un état au-dessus de la bourgeoisie, et il est à désirer qu’ils soient choisis dans les derniers rangs de la société. » En vérité, j’aime cette phrase. Et ce choix. Messieurs, c’est nous qui le ferons, artistes et poètes, érudits et savants, gens de lettres et beaux esprits ! Une fois l’an. — ce n’est pas trop ! — nous nous arracherons à nos occupations favorites. Nous laisserons là tous nos livres, et toutes nos écritures, pour compulser les dossiers des humbles. Nous lirons ces « attestations », où l’emphase naïve et l’innocente gaucherie du style enveloppent, mais n’obscurcissent pas la beauté simple du dévouement. Nous déchiffrerons, avec un peu de peine, les signatures dont elles sont couvertes, et nous songerons, en les déchiffrant, combien la plume est lourde aux pauvres mains déformées par ces travaux mêmes qui nous assurent la tranquillité de nos études ou la jouissance de nos loisirs. Nous nous rendrons compte que nous ne sommes pas les « seuls hommes, » ni peut-être ceux dont le monde se passerait le plus malaisément. Et nous retournerons demain à nos habitudes, si nous le voulons, — et sans doute nous ferons bien, puisqu’elles ont aussi leur utilité, — mais nous en aurons été tirés, nous en serons tirés tous les ans ; et nous aurons appris, si par hasard nous l’ignorions, nous nous rappellerons, si nous le savions, que les vertus des humbles, ces vertus obscures, ces vertus parfois dédaignées, ces vertus dont on dit volontiers qu’elles ne se connaissent pas, parce que ceux qui les exercent ont su s’en faire une seconde nature, sont, à la base même de la société, la vraie force qui contrepèse, et par conséquent équilibre l’éternelle et croissante poussée du malheur, de la misère, et du vice.

Je ne sais, Messieurs, si je continue d’interpréter fidèlement la pensée de M. de Montyon, — et de ses généreux imitateurs, qui ne sont pas au nombre de moins d’une trentaine, — mais il en est des nobles pensées comme des grandes œuvres : elles sont fécondes en conséquences, en commentaires, en explications que leurs auteurs n’avaient point prévues. Et, de quoi je suis sûr en tout cas, Messieurs, c’est de ne vous rien dire que je n’aie personnellement éprouvé en assemblant et un à un les matériaux de ce discours.

J’ai connu des enfants courageux : je ne croyais pas que, comme François le Berder, de Saint-Brieuc, à qui l’Académie décerne, sur la fondation Robin, un prix de 500 francs, un enfant d’onze ans fût capable, à lui tout seul, avec son modeste salaire d’ouvrier rhabilleur de meules, d’aider sa mère à en élever six autres, et à en faire d’honnêtes filles et de laborieux ouvriers. Je savais, d’une manière théorique et abstraite, qu’une des vertus de notre race est, non seulement de vivre et de se contenter à moins de frais que d’autres, mais encore d’exceller à faire beaucoup de choses avec peu d’argent : je ne savais pas que, comme Élisabeth Feugas, de Bayonne, à qui l’Académie décerne un prix de 500 francs sur la fondation Camille Favre, une ouvrière giletière, avec un salaire de 17 ou 18 francs par semaine, pendant six mois de l’année, et de 6 ou 8 francs pendant les six autres, — 24 ou 32 francs par mois ! — pût soutenir la vieillesse d’un père plus que septuagénaire ; entourer de soins coûteux une mère et une tante malades ; élever, entretenir, instruire, placer et marier un frère et une sœur.

Est-il vrai, Messieurs, à ce propos, que, comme on l’a dit, le sentiment de la famille s’affaiblisse dans certaines classes de notre société contemporaine ? Des romanciers, des auteurs dramatiques, des journalistes le prétendent. Ce que l’Académie française est en droit de leur répondre, c’est qu’elle n’a jamais été embarrassée de distribuer les 13,500 francs de la fondation Camille Favre, destinés, comme vous le savez, à décerner chaque année vingt-sept médailles, de 500 francs chacune, à ceux qui auront donné de bons exemples de piété filiale ou plutôt encore, son embarras n’a toujours été que de choisir entre les titres des braves gens qu’on proposait à ses suffrages. Peut-être, j’en conviens, l’Académie a-t-elle quelquefois étendu les termes de la fondation, et, par exemple, elle a volontiers confondu dans le même éloge ou dans la même récompense les effets du dévouement fraternel et ceux de la piété filiale. Renée Kerneff, de Tréméven (Côtes-du-Nord) actuellement institutrice au Plessis-Balisson, avait déjà pris une de ses nièces à sa charge. Son traitement est de 700 francs par an. Quand sa sœur devint veuve avec quatre enfants, âgés de dix, huit, six et quatre ans, Renée Kerrieff se chargea sans hésitation des enfants et de la mère, — il y a de cela tantôt vingt ans. — et, pour soutenir ces six personnes, on devine ce qu’elle a du s’imposer de privations et de sacrifices. L’Académie n’a pas cru être infidèle à l’esprit de la fondation Camille Favre en attribuant à Renée Kerneff une médaille de 500 francs.

C’est encore une institutrice que l’Académie récompense en la personne de Marie-Léonie Balthazard, des Roches-de-Condrieu (Isère). « Fille d’un pauvre cultivateur infirme et d’une mère continuellement malade, Mademoiselle Marie, dit la pétition qui nous la recommandait, après les avoir aidés de toutes ses forces à cultiver les maigres terres qu’ils possédaient, voyant qu’elle ne pourrait jamais les soulager par ce moyen, résolut de se faire institutrice. » Elle y parvint, toute seule, entre deux binages, à force de persévérance ; et, depuis lors, son traitement n’est employé qu’au soulagement de ses parents et à l’éducation d’un jeune frère et de deux sœurs. L’Académie lui décerne une médaille de 500 francs. Elle en décerne également une de 500 francs, sur la même fondation Camille Favre, à Antoinette Nardin, de Favey (Haute-Saône), actuellement domiciliée à Paris, où elle exerce depuis de longues années le rude métier de marchande au panier, aussi, depuis quinze ans, a soin du fils et des filles d’une sœur. —au nombre de six. —a pris à sa charge et défrayés de tout, sans parler d’un frère âgé et infirme dont elle est devenue l’unique soutien. Elle paie encore la pension du fils d’une fille de ce frère. Humbles vertus, Messieurs, dont le geste n’a rien d’héroïque, l’attitude rien de théâtral, mais vertus dont l’humilité, même fait justement la grandeur ; et vertus sans lesquelles périrait le monde, s’il ne vit, comme on l’a dit, que du don de l’homme à l’homme ; et tout ce que nous enveloppons, nous, en le répétant, de ces termes académiques, si ce sont précisément ces braves gens qui le pratiquent. Nous parlons pour eux, mais ils agissent pour nous ; et nous les « récompensons », mais c’est encore nous qui leur devons du retour !

J’en dirai presque autant de ces « vieux serviteurs » que l’on s’est parfois étonné de voir l’Académie couronner tous les ans, en si grand nombre, et si généreusement. On l’en a même un peu plaisantée. Mais on a eu tort. On a eu tort, puisque telle fondation est expressément destinée, — j’en reproduis les termes, — « à récompenser les domestiques qui l’auront mérité par leur dévouement à leurs maîtres » ; et on a eu tort encore, parce que, si nous y regardons d’assez près, nous ne trouverons guère de témoignage plus touchant de cette solidarité qui égalise les conditions des hommes dans le malheur ou dans la misère. Eh oui : rester fidèle à ceux qu’on avait commencé de servir dans des jours plus heureux, quand la fortune semblait leur sourire ; les soutenir, les aider, les consoler dans leurs afflictions ; sacrifier ses économies, — vous savez, Messieurs, en France et dans nos campagnes, toute la force de ce mot, — pour entretenir autour d’eux l’apparence, l’illusion, je ne dis même pas de l’aisance, mais de la sécurité ; relever leur courage défaillant ; les assister dans leurs souffrances ; être souvent l’unique lien qui les rattache encore à ]a vie : leur épargner enfin cette suprême amertume de maudire en mourant un monde indifférent ou hostile, et, parmi tout cela, s’oubliant entièrement soi-même, ne se soucier ni des forces qui déclinent, ni de la santé qui s’en va, ni des années qui s’accumulent, telle est l’histoire, oh ! bien banale, de tous ces vieux serviteurs que nous sommes chargés de récompenser tous les ans. Je vous  demande, sincèrement, si vous en connaissez, dans sa banalité, de plus instructive ? ni qui dépose plus simplement, mais plus éloquemment, que, selon le mot du grand orateur : « quand Dieu forma le cœur et les entrailles de l’homme, il y mit premièrement la bonté ? »

De ces modestes héros, l’Académie n’en couronne pas cette année moins de trente-cinq ou quarante. C’est vous dire, Messieurs, que, dans un discours qui, si nous étions obéissants aux recommandations de M. de Montyon, « ne devrait pas être de plus d’un demi-quart d’heure de lecture, » je ne puis me proposer de les énumérer tous. Comment d’ailleurs choisir entre eux, — ou entre elles, car ce sont généralement des femmes ? Virginie Pichot, de Guégon, (Morbihan) est entrée, voilà trente-huit ans, au service d’un pauvre cultivateur, pour le modeste gage de 60 francs par an, et ces 60 francs par an, pendant dix ans qu’elle les a — car elle ne les a touchés que dix ans sur trente-huit. — elle les a uniquement consacrés à l’entretien de son vieux père. Elle élevait en même temps les enfants de son maître, ils étaient cinq, et qui dira comment, au prix de quels sacrifices, elle les conduisait jusqu’au terme de leur éducation ? Deux filles devenaient religieuses, un fils entrait dans l’ordre des Oblats de Marie, pour aller chercher au Canada la mort du missionnaire : elle, cependant, continuait toujours de servir son vieux maître, avec le même désintéressement ; et sans doute, Messieurs, les 500 francs que l’Académie lui attribue sur la fondation Honoré de Sussy, iront où sont jadis allés ses gages et ses économies : il n’y aura de changé que le bénéficiaire de son dévouement.

C’est le même chemin que prendront les 500 francs que l’Académie, sur la fondation Letellier, attribue à Jeannette Goddet, de Seyssel, actuellement domiciliée à Lyon, pour les quarante-six ans qu’elle a passés au service de la même famille. Quelles sont les minces ressources de cette famille, aujourd’hui composée de trois veuves, la grand’mère, la mère, la fille, et de deux jeunes enfants, je ne vous le dirai pas, mais tous les témoins attestent que, de ces cinq personnes, désemparées et comme jetées en proie aux difficultés de la vie. Jeannette Goddet a été la providence plutôt que la servante, et qu’à soixante-huit ans ni fatigues, ni soucis, ni chagrins n’ont triomphé de sa patience ou altéré seulement l’égalité de son humeur. Admirons, Messieurs, et vénérons tous ceux qui se dévouent, de quelque manière qu’ils le tassent —et quand ce serait même avec tristesse ou en grondant, — mais admirons encore davantage, et aimons celles dont la gaieté légère, en déguisant leur dévouement, réussirait presque à nous faire croire qu’en acceptant leurs soins, c’est nous qui leur rendons service ?

Comme Jeannette Goddet, ce sont aussi trois femmes, les trois sœurs, valétudinaires et infirmes, qu’Anne Françoise, dite Annette Valot, a prises sous sa protection, il y a de cela trente-neuf ans, et auxquelles, pendant trente-trois ans, elle a prodigué ses soins, sa jeunesse, et sa gaieté. Elle est passée de leur service à celui de l’un de leurs neveux ; elle a choisi pour s’y dévouer le moment même où cet ancien fonctionnaire venait de voir sa petite fortune engloutie dans je ne sais quelle spéculation d’agriculture ; et, depuis qu’il est mort à son tour. Anne Françoise Valot s’est mise en condition chez une de ses nièces, à elle, pour quoi faire. Messieurs ? Pour y achever en paix une existence déjà longue de soixante-treize ans ? Non, mais pour y gagner de quoi paver les dettes de son maître, et ainsi, par delà la tombe, donner à ceux qu’elle a si bien servis un dernier témoignage de son affection. L’Académie décerne à Anne-Françoise Valot, sur la fondation Montyon, une médaille de 500 francs.

Elle en décerne une de la même valeur, sur la fondation Camille Favre, à Marie Lagarrigue, de Figeac (Lot). Marie Lagarrigue, âgée aujourd’hui de soixante ans, a commencé son apprentissage de la vie réelle, dès l’âge de quatorze ans, en élevant ses deux frères et ses cinq sœurs. Entrée, dix ans plus tard, au service d’une famille alors composée de quatre personnes, et aujourd’hui réduite à deux femmes, c’est elle qui, depuis trente-six ans entretient l’ordre et l’harmonie dans un intérieur que l’incompatibilité des humeurs eût, sans elle. vingt fois dispersé. Enfin, depuis vingt-cinq ans, elle dirige, en qualité de présidente élue, une association dont l’objet. nous dit-on, est « de protéger, de secourir, en leur procurant un asile et des aliments, les jeunes filles de la campagne qui viennent chercher à la ville un emploi de servante. » L’Académie française, en encourageant la ligue... je veux dire l’association des servantes de Figeac, n’a pas craint de l’exposer à la rigueur des lois ; et en effet, le comité n’en est composé que de quatorze personnes. Qui vous nommerai-je encore ? Justine Chapel, de Saint-Florent (Gard), présentement domiciliée à Paris ? L’Académie lui décerne, sur la fondation Honoré de Sussy, un prix de 500 francs, pour avoir servi soixante-deux ans dans la même famille. Elle avait dix ans quand elle y est entrée, en 1836, aux gages de 50 francs par an. Elle a élevé successivement les quatre filles de ses premiers maîtres, les sept enfants de l’aînée de ces filles, les trois enfants de l’un de ces sept enfants, quatorze enfants, trois générations. En vérité, Messieurs, ne sont-ce pas là des services rendus à la société autant qu’à une famille ? et si l’emphase de la question provoquait peut- être un sourire, changeons seulement l’échelle des choses : et, après l’humble servante d’un humble ménage d’artisans, parlons de ceux que ce même et impérieux besoin de se dévouer a vraiment faits les serviteurs des orphelins, des infirmes et des déshérités.

C’était au monde et « à la vie du monde » que son nom, son éducation, sa situation sociale semblaient avoir destiné Mlle de Croismare, mais elle habitait à quelques heures du Havre, au long des falaises du pays de Caux, et les vers du grand poète résonnaient dans son cœur plus haut que tous les bruits de fêtes :

Où sont-ils, les marins sombrés dans les nuits noires ?
O flots, que vous savez de lugubres histoires,
Flots profonds, redoutés des mères à genoux !
Vous vous les racontez en montant les marées,
Et c’est ce qui vous fait ces voix désespérées
Que vous avez le soir quand vous venez vers nous !

Où sont-ils, les marins ? et leurs enfants, que deviennent-ils ? Mlle de Croismare prit la résolution de se consacrer entièrement à ceux qu’un coup de mer, une saute de vent, un choc dans la brume, a rendus orphelins, et, depuis vingt ans qu’elle a fondé, sous le vocable de la Sainte Famille, son asile de Saint-Martin-du-Bec, tout ce qu’elle avait de fortune, de vaillance et de dévouement, elle l’a dépensé à la réalisation de ce noble dessein. Elle ne se contente pas d’élever ses pupilles, elle supporte les frais de leur apprentissage, et, malades ou sans place, la maison de l’orphelinat leur demeure toujours libéralement ouverte. L’Académie française, en attribuant à Mlle de Croismare, sur la fondation Honoré de Sussy, un prix de 1500 francs, est heureuse de s’associer à l’œuvre de l’orphelinat de la Sainte-Famille.

C’est une autre forme de dévouement qu’elle a voulu non pas récompenser, mais du moins reconnaître, en attribuant, sur la fondation Montyon, 2000 francs — le prix le plus considérable qu’elle ait cru pouvoir décerner cette année, — à Mme Marie Germaine, en religion Sœur Sainte­Marguerite, des Filles de la Sagesse.

Il y avait en 1871, à l’hôpital de l’Enfant-Jésus, à Paris, une fillette de quatre ans. Marthe Obrecht que l’effroi des spectacles de « l’année terrible » avait rendue sourde, muette, et aveugle. Les médecins, après un long temps d’observation la déclarèrent incurable, et quatre ans plus tard, en 1875, on n’avait pu parvenir encore à la placer dans aucune des institutions consacrées à l’enseignement des aveugles ou des sourdes-muettes. Cependant elle avait de terribles colères, qui, plus d’une fois, avaient mis en danger la vie de ses jeunes frères. Ce fut alors qu’on eut l’idée de s’adresser à la supérieure de l’institution de Notre-Dame-de-Larnay, près Poitiers, et après quelques hésitations, — car comment entrer en rapports avec la malheureuse enfant ? — la supérieure se laissa toucher. Marthe Obrecht fut placée sous la direction de la Sœur Sainte-Médulle, aujourd’hui décédée, et de la Sœur Sainte Marguerite, elles-mêmes aidées dans leur tâche par une sourde-muette de l’institution. Elles réussirent ! De cette masse informe de chair, — puissé-je, Messieurs, employer cette expression sans manquer de respect au malheur ! — où ne s’agitaient confusément que les instincts animaux de notre nature, elles réussirent, à force d’ingéniosité, de patience, de douceur, de dévouement, d’application, à faire jaillir l’étincelle divine ; et aujourd’hui Marthe Obrecht, âgée de plus de trente ans, sait se faire comprendre, elle comprend ; elle sait lire, elle sait écrire, elle sait travailler, tricoter, faire du crochet, coudre même ; elle sait parler. Elle sait aimer aussi ! et les dames de Larnay n’ont pas formé d’élève qui leur soit plus affectueusement ni plus fidèlement attachée.

Quelle entreprise, Messieurs ! et que de réflexions le succès n’en suggère-t-il pas ? « Ne pas voir et ne pas entendre : » vous représentez-vous bien ce qu’il y a littéralement de ténèbres accumulées dans ces deux mots ! Vous représentez-vous, dans cette nuit, la captivité de l’intelligence ! Vous représentez-vous cette horreur de sentir, par l’intermédiaire du toucher, qu’il existe un monde ; et de chercher, aux murs de sa prison de chair, une issue sur ce monde ; et de ne pas la trouver ! Mais quand une main compatissante et pieuse, après avoir calmé cette fureur presque inconsciente, a réussi de plus à la discipliner, nous rendons-nous bien compte, Messieurs, de ce qu’elle a dû y employer de précautions, et d’adresse, et d’autorité ? Nous rendons-nous compte, si quelquefois nous en avons douté, de la puissance de l’éducation ? Et, dans cet exemple en quelque sorte grossissant, nous rendons-nous compte enfin de ce que doivent être les vertus d’un éducateur ? Elever un être humain, si c’est vraiment le créer à la vie morale, on ne l’a jamais mieux vu que dans l’histoire de Marthe Obrecht et de la Sœur Sainte-Marguerite.

Ou plutôt, si ! on le peut mieux voir encore, et c’est dans l’histoire de la Sœur Sainte-Marguerite et de Marie Heurtin. Car Marthe Obrecht avait quatre ans quand elle a perdu l’ouïe, la voix, et la vue. Elle avait entendu et parlé ! Il y avait peut-être au fond d’elle de vagues et d’anciennes traces de ses premières impressions. Quelques-unes de ses acquisitions n’ont peut-être été que des réviviscences ! Mais Marthe Heurtin, elle, était aveugle, elle était sourde, elle était muette de naissance. Elle avait dix ans quand, après avoir été renvoyée de deux institutions, on la confia, en 1895, aux dames de Larnay. Ses colères n’étaient pas moins terribles qu’autrefois celles de Marthe Obrecht, et il semblait qu’elles eussent quelque chose d’encore moins humain : Le succès a pourtant été le même. Quatre ans ont suffi pour transformer Marie Heurtin. Elle lit et elle écrit. Elle sait sa grammaire et son catéchisme. Elle parle. Elle va faire sa première communion. Qu’est-ce à dire, Messieurs ? sinon que les dames de Larnay, que la Sœur Sainte-Médulle et la Sœur Sainte-Marguerite ont institué une « méthode » ? L’éducation de Marthe Obrecht n’était peut-être qu’une victoire sans lendemain ni suites ; l’éducation de Marie Heurtin en fait un triomphe sur la nature. Et parce que ce triomphe sera durable, parce que la Sœur Sainte-Marguerite formera des élèves qui continueront son œuvre, parce que cette œuvre prolonge celle d’Haüy et de l’abbé de l’Épée au-delà de tout ce qu’on eût cru pouvoir espérer, c’est pour cela qu’en la récompensant, Messieurs, nous ne saurions témoigner ici trop de reconnaissance à ceux qui nous l’ont signalée.

Ce ne sont point des sourds-muets, ni des infirmes, que M. Auguste Fraënzel, à qui l’Académie décerne, sur la fondation Montyon, un prix de 1 500 francs, s’est chargé d’élever, si ce ne sont même, de tous les gamins, les plus entreprenans et les plus bruyans, puisque ce sont des gamins de Paris, et des gamins du quartier Saint-Gervais. Simple professeur d’allemand, n’ayant que ses leçons pour vivre, M. Auguste Fraënzel a fondé à Paris, rue François Miron, 68, au deuxième étage, un Patronage qu’il a baptisé lui-même du nom d’Entre Ciel et Terre, et qui compte aujourd’hui plus de trois cents enfans. Ils n’étaient au début, voilà cinq ans, qu’une vingtaine ! M. Fraënzel les a soustraits aux fréquentations de la rue ; il a entrepris d’achever, quelquefois même de commencer leur éducation religieuse et morale ; il les place en apprentissage ; il les soigne quand ils sont malades ; il leur enseigne la charité ; et par ces moyens assurément très simples, mais enfin dont tout le monde ne s’avise pas, il a conquis l’affection des enfans et des parens. « Il a sur les enfans, dit un document revêtu de 500 à 800 signatures, une influence dont les familles seraient jalouses, si les familles, au contraire, n’étaient heureuses de sentir leurs enfans ainsi aimés, ainsi suivis, ainsi guidés. » D’autres œuvres encore se rattachent à son « Patronage », telles qu’un « Cercle de jeunes ouvriers », un « Cercle d’études religieuses et sociales », un « Secrétariat du peuple », qui donne gratuitement aux habitans du quartier des consultations juridiques. Il a paru, Messieurs, à l’Académie, que dans un temps où il n’est question que d’œuvres post-scolaires, extra-scolaires, juxta-scolaires, l’initiative de M. Auguste Fraënzel méritait d’être signalée. Le succès de son « Patronage » est un bel exemple de ce que peut quelquefois un seul homme, à la condition d’avoir en soi le goût, l’ardeur, et le « besoin de se dévouer ».

Le « besoin de se dévouer », est-ce bien ici, Messieurs, l’expression dont il faut se servir, et ne craindrons-nous pas qu’on en abuse pour se libérer, envers ceux qui se dévouent, du fardeau de la reconnaissance ? Ils sont ainsi faits ! nous dit-on ; ils obéissent à une loi de leur nature ; ils travaillent aussi à s’assurer une éternité de bonheur ! De quoi veut-on que nous leur sachions gré ? Oh ! le pitoyable et l’odieux sophisme ! Comme si la noblesse de nos besoins ne mesurait pas la noblesse de notre nature ; comme si la hiérarchie que nous établissons entre ces besoins n’était pas l’œuvre de notre volonté ; comme s’il ne nous fallait pas toujours en sacrifier, à ceux que nous satisfaisons, de non impérieux, mais de moins généreux ; et comme enfin si nous en pouvions assurer la satisfaction autrement que par une attention, une vigilance, et une résolution de tous les instants ! Vous vous rappelez les vers de Lucrèce :

Suave, mari magno turbantibus aequora ventis,
E terra magnum alterius spectare laborem…

Ce n’est pas, ajoute-t-il, que nous trouvions du plaisir dans le danger des autres, mais c’est que nous jouissons alors de la conscience d’être en sûreté. Eh bien, Messieurs, il y en a, il y a des femmes, il y a des hommes qui ne veulent pas de cette « jouissance » ! Il y en a qui trouveraient doux, aussi, de rester paisiblement sur la rive quand les vents et les flots font rage, mais qui ne veulent pas de cette « douceur ». Et il y un a, sachons-le bien, à qui les leurs, à qui la vie, ne sont pas moins chers qu’à nous ; mais au-dessus de la vie, et de leurs aises, et des leurs, précisément ils mettent quelque chose ; — et c’est ce que nous appelions le besoin de se dévouer.

L’Académie décerne au pilote Charles Gossin, de Dunkerque, chevalier de la Légion d’honneur, une médaille de 1 000 francs sur la fondation Montyon, pour trente-six ans de services à la mer et vingt sauvetages accomplis dans les circonstances les plus tragiques. Est-ce que nous croirons, Messieurs, que le pilote Gossin tenait moins que nous à la vie ? ou peut-être les dangers de la mer lui étaient-ils moins connus ? Croirons-nous que, dans la nuit sombre, à travers la tempête, quand, à l’appel du canon d’alarme, il volait au secours d’un navire en détresse, il ne sût pas qu’il allait à la mort ? Non, certainement, nous ne le croirons pas : il savait qu’il y allait ; et il y allait parce qu’il le voulait ; et il le voulait parce qu’il avait son « idée » du devoir et du dévouement. Ainsi encore Louis Périer, de Fécamp, autre pilote inscrit au Havre, à qui, l’Académie décerne le prix Gémond, d’une valeur de 1 000 francs. Lui aussi, comme Charles Gossin, il est chevalier de la Légion d’honneur, et nous ne sommes pas les premiers à reconnaître son héroïsme.

Louons encore et admirons le dévouement de Jean Thibaudier, d’Avignon, à qui nous décernons, sur la fondation Buisson, une médaille de 1,000 francs. Jean Thibaudier, père de trois jeunes enfants, n’a jamais hésité devant le danger, quel qu’il fût : et se précipiter du haut d’un pont dans le Rhône pour sauver un homme qui se noie, ne lui est pas moins ordinaire que de courir au feu des incendies pour en arracher une victime. Il s’est encore distingué tout particulièrement, en 1896, à l’époque où le fleuve, rompant ses digues, avait envahi plusieurs quartiers d’Avignon, et on l’a vu quinze jours et quinze nuits durant visiter, secourir, ravitailler les inondés... Ignore-t-il peut-être encore, ce Jean Thibaudier, que l’eau mouille et que le feu brûle ?

Mais, qu’ils s’appellent Charles Gossin ou Jean Thibaudier, veut-on, après cela, que le besoin de se dévouer soit comme inné chez quelques-uns d’entre nous ? Disons alors qu’ils sont trop rares, Messieurs, ceux en qui la nature — je serais tenté de dire la grâce, — a permis que l’impulsion du dévouement triomphal ainsi sans effort des conseils ou des suggestions de l’égoïsme et de l’intérêt ! Songeons encore que, pour être innées, nous n’en admirons pas moins les qualités du caractère et de l’esprit, celles qu’on apporte en naissant, et qu’on ne nous demande que de ne pas gaspiller. Est-ce que le talent, lui aussi, n’est pas un don de Dieu, et lui marchandons-nous pour cela notre admiration ou nos éloges ? Mais, au contraire, et peut-être à tort, ce que nous estimons le plus au monde, c’est justement ce qui ne s’acquiert pas, c’est la vigueur et c’est la santé, c’est le courage et c’est l’audace, c’est la beauté, c’est le génie ! Pourquoi la vertu seule ferait-elle exception ? Qui sait si ce qu’elle a d’instinctif, ou pour mieux dire de spontané, ne serait pas surtout ce qui en fait le prix ? L’ignorance où elle est quelquefois d’elle-même achève d’en faire la séduction. Nous l’aimons de ne pas se connaître. Mais, Messieurs, ce n’est pas une raison d’avoir moins d’estime pour elle ! et, plutôt, c’en est une d’admirer davantage ce qu’il y a de plus qu’humain en elle, son principe secret, et le ressort caché de ses démarches.

C’est ce genre de vertu que l’Académie a voulu signaler, en décernant à Romain Rey, d’Anjou (Isère), une médaille de 1,000 francs, sur la fondation Lange. Héritier des pauvres de sa mère, « pas un indigent n’a souffert dans sa commune. — dit le Mémoire qui nous recommandait Romain Rey, — pas un n’est mort qu’il ne l’ait assisté dans sa dernière maladie et conduit à sa dernière demeure ». Notez, Messieurs, ces derniers mots ! Ils sont caractéristiques de la piété singulière que notre peuple de France a professée de tout temps pour ses morts ; et, de les accompagner à leur dernière demeure, ou de les « ensevelir pieusement, on ne saurait croire dans combien de nos Mémoires nos candidats en sont loués comme de l’une de leurs principales vertus. Ai-je besoin d’ajouter que ces morts, ils les ont d’ailleurs presque toujours soignés, comme Romain Rey, de leurs propres mains, et secourus de leurs propres deniers ?

C’est ce que fait également, à une autre extrémité de la France, Marie Le Coispellier, de Brest, à qui, sur la même fondation Lange, l’Académie décerne une médaille de 1,000 francs. Professeur de piano, Marie Le Coispellier, la neuvième de onze enfants, n’ayant que son métier pour vivre, a trouvé le moyen, dans son active et infatigable charité, de soulager à elle seule plus d’infortunes qu’un millionnaire. Elle visite et soigne les malades. Elle va, comme elle dit, « en journée » chez les pauvres, se faisant à la fois leur servante, et ce qui est plus difficile peut-être, leur égale : combien de louables actions la nuance imperceptible de supériorité qu’on y met n’a-t-elle pas gâtées Marie Le Coispellier balaie la chambre de ses pauvres, elle raccommode leur linge, elle parle avec eux de leur misère en mangeant avec eux le frugal repas qu’elle a payé de son obole. Elle ramasse dans la rue les enfants abandonnés, leur enseigne le catéchisme, réussit à les remettre ou plutôt à les mettre dans la bonne voie. Elle explore consciencieusement les roulottes des saltimbanques, s’enquiert de leurs besoins, réussit à leur procurer jusqu’à des chevaux pour reprendre leur vie vagabonde, immobilisée un moment par la misère. Elle les soigne quand ils sont malades ; et, quand ils meurent — je vous le disais, Messieurs, que tous nos Mémoires ont toujours grand soin de relever ce trait ! — « elle les enterre. » Nous étonnerons-nous que la ville de Brest, qui l’a vue depuis tant dannées à l’œuvre, ait cru devoir attirer sur Marie Le Coispellier l’attention de l’Académie ? et s’il faut estimer ceux qui font la charité de leur superflu, que dirons-nous de ceux qui la font en se privant de leur nécessaire, ou, mieux encore, qui, n’ayant pas ce nécessaire, s’ingénient et réussissent à faire leurs charités sans lui. ?

C’est le cas d’Émilia Boitel, de la Fère, à qui l’Académie, sur la même fondation Lange, décerne un prix de 1.000 francs. Fille d’un modeste cordonnier, Émilia Boitel, pauvre et dénuée de toutes ressources, malade, presque aveugle, âgée d’aujourd’hui soixante ans, n’en a pas moins trouvé le moyen d’être la Providence des pauvres de la Fère. « Non contente de secourir les pauvres, de les soigner, d’ensevelir les morts, — dit l’un des Mémoires qui nous la recommandent, — Émilia Boitel s’essaie au relèvement moral des déshérités. Elle possède une redingote d’homme qui est célèbre à la Fère. » C’est, Messieurs, pour en habiller les nombreux irréguliers qu’elle transforme en maris légitimes : elle possède aussi « une robe de baptême... » pour l’enfant. Un autre Mémoire calcule qu’Émilia Boitel, quoique n’ayant pas elle-même, comme on dit, où poser sa tête, n’a pas distribué dans la Fère moins de 100,000 francs d’aumônes. Maintenant que l’âge est venu, et les infirmités avec l’âge, elle est entrée à l’hôpital de Laon, où son grand chagrin est d’être séparée de ses pauvres. Puisse du moins le prix que l’Académie lui décerne la réunir quelque temps à eux !

Je n’en finirais pas, Messieurs, si je voulais, dans ce rapport, donner la place qui lui serait due à chacun des cent dix-huit lauréats que nous couronnons cette année, et la séance n’y saurait suffire. Que les époux Worms, de Paris, à qui l’Académie décerne les 1,000 francs du prix Souriau qu’Élisa Zeller, de Lons-le-Saulnier, à qui sont attribués 1000 fr. sur la fondation Savourat-Thénard, une fondation nouvelle qui enrichit nos concours de 8000 fr. de rente annuelle ; que Marguerite Moulager, de Versailleux, (Ain) ; que François Jeudy, de Ramonchamp (Vosges), un cantonnier qui, sur son salaire, a trouvé le moyen d’élever trois enfants, de soutenir sa belle-mère, âgée de 73 ans et d’adopter deux vieilles infirmes, âgées l’une de 79 ans et l’autre de 85 ans : que tant d’autres encore nous pardonnent donc si nous ne pouvons guère que les nommer en passant ! Il y a aussi François Gorse, de Sornac (Lozère), à qui l’Académie décerne, sur la fondation Montyon, une médaille de 1,000 francs pour avoir mérité, dans sa commune, le nom de « François Gorse l’Humanitaire ». Simple facteur rural, l’accomplissement de son service, qui n’a jamais donné lieu à une observation de ses chefs, lui est une perpétuelle occasion de se dévouer. Non content d’avoir opéré de nombreux sauvetages, il jette à lui tout seul des ponts sur les ruisseaux de la montagne, il y construit des refuges, il y trace des routes, il y plante des arbres... Mais il faut enfin se borner, et j’aurais terminé, Messieurs, si, avant de conclure, je ne me sentais invinciblement ramené, par ces facteurs et par ces cantonniers, au début de ce discours.

« J’ai eu de vrais mouvements d’admiration enthousiaste, a écrit un grand romancier, pour de bons vieux qui parlaient le plus mauvais anglais possible, — le texte que je cite est de George Eliot ; — qui avaient quelquefois le caractère maussade ; et qui n’avaient jamais opéré dans une sphère d’action au-dessus de celle d’inspecteur de paroisse, par exemple. La manière dont j’en suis venue à conclure que la nature humaine mérite d’être aimée, celle qui m’a enseigné quelque chose de sa profonde éloquence et de ses sublimes mystères, a été de vivre beaucoup avec des gens plus ou moins terre à terre, vulgaires même, desquels vous n’en­tendriez peut-être rien dire de très remarquable, si vous alliez aux informations dans le voisinage de leurs demeures. » Elle force ici la note, et l’expression passe un peu la pensée. Ce sont précisément les « voisins » qui nous dénoncent, si je l’ose dire, les vertus de nos candidats. Mais, au reste, combien elle a raison, je n’en avais jamais eu la révélation plus nette, ni le sentiment plus précis, ni la conviction plus profonde, qu’en parcourant les dossiers de nos concours de vertu Car, vous l’entendez bien : elle ne dit pas, ni moi non plus, qu’il n’y ait de vertus que dans le populaire, et si elle le disait, je protesterais hautement. Des saints ont illustré des trônes ! Mais si la vulgarité dont elle parle est bien celle qui s’oppose à ce que l’on appelle du nom de distinction des manières ou de l’esprit, elle a raison ; et parmi nous, oui, ce sont bien les pires obstacles qui s’opposent à la charité : la délicatesse des sens et l’orgueil de l’intelligence.

Apprenons donc à les surmonter. La délicatesse des sens n’est souvent qu’une forme aristocratique de l’égoïsme ; et qui sait si l’orgueil de l’intelligence ne serait pas, Messieurs, le grand péché contre l’humanité ? « Esprit superbe et malheureux, vous vous êtes arrêté en vous-même admirateur de votre propre beauté, elle vous a été un piège ! » L’humanité ne vit pas seulement de beau langage, et ni l’art ni la science ne sont décidément des vertus. Mais quelque distinction que l’intelligence ait mise entre nous, le sentiment de notre égalité dans la misère, dans la souffrance, et dans la mort, voilà, Messieurs, ce qu’il importe et avant tout d’entretenir, car voilà le vrai lien de la société des hommes. Ni celui qui le saura, ou qui agira comme s’il le savait, ne sera indigne de nos respects ou de notre admiration, quand il serait né, comme disait M. de Montyon, « dans les derniers rangs de la société », ni celui qui l’ignorera, ou qui vivra comme s’il l’ignorait, n’obtiendra de nous autre chose qu’un dédain glacial et poli, quand il serait d’ailleurs le plus olympien des poètes ou le plus fastueux des savants. Et, pour ma part, puisqu’il y a longtemps que je pense ainsi, je suis heureux, Messieurs, je suis reconnaissant aux lauréats de nos concours de vertu pour m’avoir confirmé dans cette manière de penser. Si nous les couronnons, c’est eux qui nous instruisent ; et, je le répète en terminant, loué soit M. de Montyon ! pour nous avoir donné, depuis cent vingt ans maintenant, cette occasion de nous comparer à eux et, en nous comparant, de nous ressouvenir que la vraie mesure de la valeur des hommes, ce qui fait les hommes vraiment grands, at même les nations prospères, c’est leur dévouement aux intérêts de l’humanité.