Discours du président des cinq Académies 1912

Le 25 octobre 1912

Frédéric MASSON

DISCOURS

DE

M. FRÉDÉRIC MASSON
directeur de l'Académie française
Président des cinq Académies

Lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies
du vendredi 25 octobre 1912.

 

 

Messieurs,

Cent dix ans ont passé depuis que le Premier Consul, reportant à la forge l’œuvre ébauchée par la Convention, organisa et mit en marche le bataillon de l’Institut. Hormis le nom, il ne laissa rien subsister de la conception encyclopédique de l’An IV. Par lui, l’Académie française, que la Révolution avait mis son principal effort à détruire, ressuscita virtuellement ; les quatre classes, reprenant leur autonomie, furent reliées aux anciennes académies, dont elles renouvelèrent les traditions et acceptèrent l’héritage ; le vote secret et majoritaire remplaça les trois degrés d’un scrutin dont la complication favorisait les incompétences tapageuses au détriment des valeurs modestes ; chaque classe retrouva pour élire ses membres un droit qu’exerçait ci-devant l’Institut entier ; les représentations publiques incessantes furent abolies aussi bien que l’administration anarchique, que les travaux en commun, que les commissions où chacun, quel que fût le genre d’études qu’il eût suivi, devait se croire familier avec l’ensemble des connaissances humaines. L’Institut de l’An IV était fait pour des dieux, tout le moins pour des Pic de la Mirandole. De tels hommes, il en surgit un en quelques siècles — encore n’est-on pas bien sûr. La Convention n’avait point douté qu’en un jour elle n’en fît, par décret, naître cent quarante-quatre. Elle n’en eut pas un, mais des rhéteurs à foison. L’Institut de l’An XI fut fait pour les hommes qui avaient du mérite et il en fut plein.

En même temps que nos Compagnies reprenaient les fonctions que l’utilité nationale leur avait assignées et que les âges avaient consacrées, le Premier Consul formait et serrait entre elles des liens si bien conçus, si profitables et si justement tressés qu’ils ne sauraient être rompus, ni même relâchés, sans un préjudice certain pour chaque membre, une diminution pour chaque classe, un abaissement pour le corps entier.

Ici comme partout dans l’État, il poursuivit la même politique : relier les deux Frances et les amalgamer afin que, fortifiée par cette indissoluble union du passé avec le présent, la Nation marchât, plus libre et plus fière, à la conquête de l’avenir. Encore plus de précision, de savoir, de beauté : la langue à assouplir dans ses expressions et ses règles, maintenant que, par l’hégémonie de la France, elle se trouvait être la langue européenne les forces de la nature à soumettre et à domestiquer, les continents et les mers à explorer, la République à affranchir des tributs qu’elle pavait à l’étranger, l’industrie à créer, l’archéologie à rénover et, au milieu des chefs-d’œuvre du génie humain, fruits légitimes de nos victoires, les arts à cultiver ; voilà les objets que le génie du Premier Consul proposa à l’activité de ses confrères et, de l’épée au pommeau de laquelle étincelait le Régent, il montra le point de direction.

Et, depuis cent dix ans. vers les mêmes buts, du même pas, sous le même costume, avec la même solde, que vous n’admettez point qu’on augmente — car si vous êtes riches, c’est pour les autres, et il ne reste rien à vos doigts de l’or qui passe par vos mains ; depuis cent dix ans, jaloux et fier de conserver les mêmes lois équitables qu’il a reçues et qu’il s’est données, le bataillon est en marche. Autour de lui, voltige sans cesse, multipliant ses attaques, paraissant sur tous les points ensemble et s’efforçant à faire brèche, la Mort infatigable et pâle. Tantôt elle se rue sur l’un de nous d’un brusque saut et le terrasse ; tantôt elle ouvre une plaie qu’elle prend sa joie à élargir, et elle prolonge le supplice ; mais, si elle décime le bataillon, elle ne l’arrête point. En marchant, il se recrute, il se renforce, il appelle, parmi la foule qui le suit, ceux qu’il tient dignes de participer à son labeur. Une sorte d’enthousiasme ennoblit les âmes et grandit les courages ; il faut, en chaque branche, besoigner plus, travailler mieux, acquérir plus de connaissances, formuler plus nettement sa pensée, dire plus haut son opinion. Les petits esprits s’intimident, ceux qui valent s’affermissent. Tous se sentent obligés non plus vis-à-vis d’eux-mêmes, mais vis-à-vis de la Compagnie qui les a élus, dont ils se doivent de servir l’illustration et de maintenir le crédit. Que la tourbe des insulteurs leur fasse cortège et s’efforce à les distraire de leur tâche, ils ne se détournent point. Ce qu’ils savent des hommes leur a enseigné la vertu du mépris...

Aussi bien, n’ont-ils pas le temps : Le jour baisse et celle qui ne se repose jamais et qui constamment rôde alentour ne va-t-elle pas, sur la route qu’on connaît à la blancheur des ossements, comme la piste au désert, jeter un cadavre encore, vous, moi, qui sait ?...

La troupe ne s’arrêtera point : elle a sa besogne à faire et son étape à fournir. Elle serrera les rangs et pressera le pas. Un jour seulement dans l’année, le 25 octobre, le 3 brumaire, à la date anniversaire de son institution première, elle fait halte pour quelques minutes : elle entend nommer ceux qui, durant les douze mois écoulés, ont été rayés des contrôles d’appel : selon l’expression de la liturgie, elle commémore les défunts.

La liste funèbre est aujourd’hui plus longue que d’ordinaire. Des noms illustres et des noms populaires réclament des louanges que mon incompétence est impuissante à leur donner, le temps d’ailleurs est mesuré et c’est un salut seulement que j’adresse à chacun de nos morts.

 

Sur les dix-huit membres que regrette l’Institut, l’Académie des Sciences morales et politiques en compte cinq, en comprenant un membre associé, l’illustre M. Beernaert, qui, depuis 1873, joua un rôle éminent dans la politique réaliste de la Belgique et dans la politique sentimentale du Monde. Il succomba, voici quelques jours, à l’imprudence du dévouement que son âge ne pouvait l’empêcher de témoigner aux doctrines dont il s’était fait l’apôtre : il suivait de près son émule, notre Frédéric Passy, qui, doyen vénéré de l’Académie, est mort plein de jours. Jusqu’à ses derniers instants, M. Frédéric Passy avait conservé une lucidité admirable et, dans la pleine conscience de sa fin prochaine, une mémoire à laquelle n’échappait aucun détail. Très peu de semaines avant sa mort, voulant disposer, en faveur d’un musée national, de meubles qui avaient appartenu à l’empereur Napoléon, et qui lui avaient été transmis par son oncle, le comte d’Aure, il m’avait adressé deux longues lettres que je conserve précieusement : cet apôtre de la paix avait la vénération du dieu de la guerre. Se fût-il entendu avec lui, je me permets d’en douter. M. Frédéric Passy portait, en sociologie et en économie politique, une hardiesse et même une audace qu’on eût pu s’étonner de rencontrer chez un des représentants les plus autorisés de la société telle que la fit la Monarchie parlementaire. Toutefois, n’entendait-il pas détruire cette société, mais l’améliorer, faire parier tous leurs fruits aux doctrines de Bastiat, le maître quil vénérait, combattre partout et sur tous les terrains pour la Liberté, la Justice et la Paix. « Sa vie s’est recommandée à l’admiration par les traits les plus remarquables et les plus rares : l’effort ininterrompu vers le vrai et vers le bien, l’absolu désintéressement, le culte permanent de l’Idéal([1]). » S’il s’éprit de chimères, ce fut de chimères généreuses, et la chimère d’aujourd’hui n’est-elle pas souvent la vérité de demain ?

De même que M. Frédéric Passy, M. Anatole Leroy-Beaulieu était un type achevé de cette bourgeoisie, doctrinaire et libérale, dont la culture était profonde, l’intelligence ouverte, et qui montra au pouvoir, durant le temps qu’elle l’exerça, beaucoup de bonnes intentions et une naturelle intégrité. M. Anatole Leroy-Beaulieu avait, de cette bourgeoisie, toutes les vertus, portées sur des assises profondes de convictions religieuses, et, à force d’avoir éduqué son libéralisme, il en avait perdu les préjugés. Il fut des premiers Français qui s’occupèrent à connaître la Russie et le livre qu’il y consacra demeure l’enquête la plus complète et la plus impartiale qu’un étranger ait menée sur le grand empire slave. Aussi est-il considéré par beaucoup de Russes. Sur les questions européennes que son cours à l’École libre des sciences politiques l’amena à traiter, sa compétence égalait son information, et, à constater la portée de son esprit, on se prenait à regretter qu’il n’ait point eu à en déployer l’activité et les ressources pour le service et l’honneur de la Nation.

De 1864 à 1879, M. Fouillée professa la philosophie dans des lycées d’abord, puis à cette Faculté des lettres de Bordeaux si remarquablement partagée et si féconde eu talents. Ses thèses de doctorat annonçaient un écrivain et un psychologue remarquable, mais ne fournissaient point sa mesure. Depuis 1879, sa santé l’avant contraint à quitter sa chaire, il composa plus de vingt volumes originaux où il se rendit l’observateur, le critique, le guide bienveillant de la Démocratie contemporaine, mais il réserva le meilleur de sa vie au développement d’une théorie des Idées forces, base de sa doctrine philosophique. Il en publia, vers 1890, un premier aperçu ; depuis lors, il l’a constamment développée. Quelque fortune que l’avenir y réserve, seul un noble esprit s’attache à de tels problèmes et, pour y découvrir une solution qui le satisfasse, emploie vingt-cinq années d’un labeur obstiné.

Comme M. Frédéric Passy, M. Anatole Leroy-Beaulieu, M. Alfred Fouillée, M. Gabriel Monod professa ; il professa l’histoire, et en un temps où de grands esprits prétendaient en renouveler l’enseignement ; mais nul ne professa comme lui, ni à sa façon, avec cette passion, cette action, cette autorité, cette fougue qui tenait de l’apostolat et qui en avait la conviction, l’intransigeance et la ténacité. Il gardait, sur la plupart de ceux qui avaient passé par son école, comme disciples et même comme maîtres, une influence qu’il n’entendait point abdiquer et qui n’était pas sans profit pour la direction des études historiques. Si son professorat l’a détourné des travaux originaux que l’éclat de ses débuts avait semblé promettre, ce n’est point médiocrement à son honneur qu’il ait préféré les œuvres vivantes aux œuvres mortes et, à celles qui eussent porté son nom et assuré sa réputation, celles qui, se réclamant à peine de lui, maintiennent et transmettent, avec la tradition de sa doctrine, l’essentiel de sa pensée.

 

L’Académie des Beaux-Arts n’a guère été moins éprouvée que l’Académie des Sciences morales : elle a perdu trois de ses membres et un membre associé.

Il suffira de dire de M. Daumet qu’il fut choisi par le duc d’Aumale pour rénover Chantilly. La maison subsiste : elle est à vous. Quelle science, quel goût, quelle ingéniosité l’artiste y a déployés, quelles difficultés il a dû vaincre ; comme il a su adroitement raccorder les deux œuvres, en sorte que le château semble avoir été conçu et exécuté par un même architecte, alors que, à trois siècles d’intervalle, s’imposait la collaboration de Jean Bullant ! Il n’y manque que la patine des âges pour paraître un des plus Excellents Bâtiments de France.

Jules Lefebvre portait dans son talent la probité, la franchise, la loyauté qui étaient dans son caractère. Passionné pour le beau, il chercha la beauté où elle est : chez la femme ; mais la nudité qu’il peignit demeura pudique et semblait chaste. Il fut le peintre de Diane, de la Vérité, des Vestales et de Lady Godiva. Il ne trichait pas ; il n’escamotait point. Il fut de cette forte, et noble lignée des maîtres qui avaient appris à dessiner et qui continuaient. Il se distingua à ne pas prétendre au génie, mais à exercer son art avec une conscience qui ne laissât sortir de ses mains aucun morceau qu’il n’eût achevé et où il n’eût poursuivi le mieux aussi loin qu’il le pût faire.

Sir Alma Tadema, Hollandais de naissance, Anglais d’adoption, avait fait ses études sous Leys, à Anvers, mais il s’inspira presque aussitôt des néo-grecs français, qui, moyennant le précieux du détail et la curiosité archéologique, réduisaient au chevalet l’anecdote antique et croyaient l’avoir inventée, alors qu’avant 1840, M. Ingres avait peint la Stratonice : Sir Alma Tadema eut de grands succès outre-Manche.

Il y a quelques mois, Massenet achevait dans l’Écho de Paris la publication de ses Souvenirs :’à la lecture du dernier article, Pensées posthumes, ses amis éprouvèrent une surprise pénible. Il avait cru plaisant de décrire son propre enterrement et de sténographier les propos qu’on y entendrait. Certes, il y avait dépensé bien de l’esprit et de cette gentillesse câline qui lui était propre ; mais l’hypothèse troublait, et lorsque, à quelques semaines de là, Massenet succomba, qu’était-ce à dire ? N’avait-il pas obéi à un pressentiment ? Aussi bien, dans ce volume, la pensée de la mort revient à toute page. Cet homme dont, depuis trente-cinq ans, nous ne connaissions que la figure de gaîté, cet homme allègre, qui étonnait autant par son prodigieux labeur que par son incomparable fécondité, qui, au sortir de son travail, se distrayait à venir nous conter des historiettes dont il riait joyeusement, ne cachait-il pas, sous ce masque emprunté, une figure douloureuse et l’appréhension du prochain départ ? Au moins n’en a-t-il pas connu l’instant !

En tout autre pays, la disparition de ce grand musicien eût provoqué un deuil national ; on eût justement pensé que son nom honorait le peuple dont il sortit et que sa mort est une diminution du patrimoine commun ; chez nous, elle ne fut pas même saluée par les marques d’un regret unanime. Quel crime avait donc commis Massenet, le plus affable, le moins infatué, le plus vibrant des êtres ? Il avait été heureux. Il l’a été parce que, doué du don d’exprimer ce qui, par les mots, est inexprimable, l’amour et la tendresse, la grâce et la volupté ; de l’exprimer en un langage dont l’imprécision ébranle d’autant plus vivement la sensibilité, il a, par la régularité du travail le plus soutenu qu’un artiste ait fourni, produit, sans apparente fatigue, un répertoire plus vaste peut-être que n’a fait aucun compositeur. Il a évoqué du lointain des âges un chœur de femmes adorables et adorées, parmi lesquelles il en est d’inoubliables et dont aucune n’est à négliger : Manon et Hérodiade, Esclarmonde et Charlotte, Grisélidis et Magdeleine ; et chacune des parties de son œuvre a plu au public, elle a été acclamée par lui et lui est demeurée familière. Il eût manqué quelque chose à sa renommée, si l’Envie, la Sottise et la Paresse, divinités associées, n’avaient tâché à prendre de ses continuels triomphes une revanche longtemps attendue. Eh bien ! que Massenet soit d’autant mieux honoré et glorifié dans cette enceinte où il n’a compté que des admirateurs et des amis ; où, voici deux ans, au nom de l’Académie des Beaux-Arts, il présida avec tant d’entrain et de légitime orgueil la séance annuelle des cinq Académies ; qu’il y soit salué comme un maître, le maître qui procura à l’Humanité des joies nouvelles en célébrant l’éternel amour !

 

L’Académie des Inscriptions a eu à regretter deux de ses membres : MM. Saglio et Philippe Berger.

M. Saglio a été d’abord l’homme de cette notable encyclopédie, le Dictionnaire des antiquités grecques et latines. Dans cette entreprise, Saglio a tout œuvré et il a participé au travail entier de ceux qui furent réellement ses collaborateurs ; il fut le directeur, dans le sens efficace du mot, donnant le thème, fournissant le détail et revoyant tout, rédaction, citations, épreuves. Sans doute, marcha-t-on lentement. Les souscripteurs du début — j’en parle par expérience — sont à présent des vieillards ; verront-ils jamais le fruit attendu par les relieurs de bonne volonté ? Le pauvre M. Saglio ne le vit pas. Séparé cruellement de son cher musée de Cluny, il le fut encore de son dictionnaire ; si longtemps que sa vie eût été prolongée, il ne parvint pas à le terminer ; il put du moins en remettre l’achèvement à des mains dignes et capables d’en porter le poids, — et il n’est point médiocre.

M. Philippe Berger eut la bonne fortune d’être l’élève et l’auxiliaire de M. Renan pour ses travaux d’épigraphie sémitique ; il eut le redoutable honneur de lui succéder en son siège de l’Académie des Inscriptions et en sa chaire au Collège de France. Alsacien comme était M. Saglio, il avait passé par la Faculté de théologie protestante de Strasbourg ; et de là il avait été entraîné aux études hébraïques. Renan, ainsi que l’a dit M. Maurice Croiset, éveilla en M. Philippe Berger la faculté des « larges synthèses » et, entre les livres qui consacrèrent la réputation du disciple, « il n’en est aucun où cette influence se fasse plus clairement sentir que dans son Histoire de l’Écriture dans l’antiquité » ! Quel éloge qu’une telle constatation !

 

De toutes nos Compagnies, l’Académie des Sciences a été la plus durement éprouvée. Elle mène le deuil de cinq de ses membres et de deux de ses associés : M. Bornet, le savant auquel on doit de si pénétrantes études sur les algues, a été loué avec une compétence instructive par M. Guignard, qui a retracé avec sentiment une noble carrière terminée par une série d’admirables libéralités à l’égard du Muséum. Les succès de M. Radau comme vulgarisateur de notions scientifiques et comme collaborateur habituel de la Revue des Deux Mondes, ne doivent point diminuer sa renommée de mathématicien astronome. Les travaux du professeur Lannelongue sur la pathologie osseuse et articulaire ont porté, « dans ce qui n’était jadis qu’un chaos, une lumière définitive », et son cœur appliqua au soulagement des misères morales autant de dévouement et de générosité que son esprit porta d’attention et de perspicacité à la cure des misères physiques. M. Joannès Chatin, fils d’un botaniste éminent, passa lui-même de la botanique à la zoologie, s’appliquant de préférence à l’anatomie zoologique, l’anatomie comparée, la recherche des organes des sens dans la série animale ; et, professeur très écouté, il obtint partout « un succès dû tout à la fois, a dit M. Edmond Percier, à la conscience scrupuleuse de sa documentation et à l’élégance remarquable de sa parole ».

Les deux associés qu’a perdus l’Académie étaient Anglais. En Angleterre, pour regretter et glorifier les illustrations nationales, le monarque rivalise avec les peuples. Nulle note discordante ne s’est élevée, qu’il s’agît de Sir Joseph Dalton Hooker, le botaniste qui, en 1839, débutait comme naturaliste dans l’expédition de Sir James Ross, et dont la longue vie, employée à de beaux voyages, honorée de places largement ventées ; fut toute consacrée à la science ; ou de Lord Lister, en qui le monde civilisé salue un de ses bienfaiteurs. Est-ce trop dire, alors qu’il introduisit dans la médecine opératoire les pansements aseptisés, et qu’il se rendit ainsi, empiriquement il est vrai, le précurseur de notre glorieux Pasteur ?

Certes, c’étaient là des pertes cruelles, mais du moins elles n’étaient point prématurées. Certains de nos confrères, comme Hooker et Frédéric Passy, avaient atteint les limites extrêmes de l’existence humaine. La plupart avaient dépassé soixante-dix ans, et si nous avons été si douloureusement émus par la disparition de notre cher et illustre ami, le général Langlois, ce n’est point que, par son âge, il fût moins exposé à la loi commune, c’est que nous nous plaignions d’avoir reçu trop tard et gardé trop peu de temps au milieu de nous l’admirable soldat qui a renouvelé la tactique moderne, qui a pressenti la nouvelle artillerie et en a désigné l’emploi, dont la modestie était égale à la science, dont le caractère valait l’intelligence, et qui, comme on l’a justement dit devant son cercueil, « fut un grand éducateur ».

 

Celui qui prononçait alors, dans la cour du Val-de-Grâce, cet éloge de Langlois, c’était Henri Poincaré : un homme dans la force de l’âge, qui, comptant encore sur de longs jours, ne pouvait manquer de fournir au monde encore plus de vérité et de beauté par le développement de ses rêves, de ses vues, de ses découvertes, par une expression de plus en plus concrète et accessible de sa pensée. — Et il est mort, sans qu’aucun de nous eût même appris qu’il souffrait ; il est mort, et la perte est immense. À proportion qu’on s’efforce de comprendre son génie, si peu qu’on y parvienne, on éprouve plus d’admiration et de respect. Un savant, exerçant dans une branche de la science que Henri Poincaré ne semblait pas avoir étudiée, disait : « Je l’ai entendu poser des questions en géologie, en minéralogie, en histoire naturelle, et toujours c’était le point essentiel qu’il visait, le nœud d’avenir. Il était un prophète. Il avait l’intuition suprême ; de quelque côté qu’il se tournât, son esprit était supérieur aux autres esprits. »

Il y a trois ans, lorsque j’eus le périlleux honneur d’accueillir à l’Académie française M. Henri Poincaré, je tins à dire, comme je le répète aujourd’hui, que j’avais recueilli seulement les opinions de ceux qui étaient capables d’entendre sa parole. Infirme et mal préparé comme je fus, lorsque je lis quelque page de lui, il me semble que, dans un brouillard opaque, je gravis une montagne très escarpée et très haute. À grand’peine, posant un pied après l’autre, je marche, et je crois bien que je m’élève ; mais, pas plus que de la place où je me trouve porté, je ne suis assuré de la direction que je prends. Soudain, cette vapeur qui m’entoure et où je me sens perdu, se déchire. Dans la lumière et dans la joie, un paysage apparaît, le plus merveilleusement beau que j’eusse jamais imaginé ; c’est un éclair ; déjà tout s’est effacé, le voile est retombé, le brouillard s’est refermé ; je ne vois que du gris, je ne touche que l’humidité qui m’environne. Du moins, cette seconde a suffi pour que j’envie à jamais ceux qui comprennent, pour que je porte vers le magicien, créateur de cet étonnant tableau, une admiration timide et respectueuse.

Les générations nouvelles, mieux instruites ou plus adaptées, accèdent sans doute plus aisément à ces spéculations, car les éditions des ouvrages de « Philosophie scientifique » que publia Henri Poincaré se succèdent comme celles des romans en vogue. Une immense popularité lui est venue, non seulement des savants du monde entier, mais de nos jeunes gens, avec la reconnaissance et la glorification de son génie. Ah ! Messieurs, il ne s’agit point ici des immortalités protocolaires, telles que, depuis Richelieu, les ont reçues, rien qu’à l’Académie française, cinq cents de nos confrères, dont certains sont connus et quelques-uns illustres : il s’agit, pour Henri Poincaré, de l’Immortalité tout court. Une grande voix s’est tue... Cette maison est en deuil.

 

Tous ces hommes, tous, ont un trait commun : le travail. Chacun, courbé sur sa tâche, jusqu’à sa dernière heure, jusqu’à son dernier souffle, durant presque un siècle entier, comme Frédéric Passy, durant cinquante ans, comme Henri Poincaré, chacun a étudié, cherché, pensé, écrit. Chacun, quels que fussent son origine, ses moyens, sa santé, sa fortune, n’a connu qu’un enthousiasme et qu’une joie, travailler : travailler à plus d’exactitude, plus de beauté, plus de bonté ; travailler à rendre l’homme plus heureux, plus juste et plus noble ; travailler à exalter et à fortifier la patrie. Par là, ils se sont naturellement conformés à la loi organique de l’Institut : ils en ont été les représentants typiques, lorsqu’ils n’en étaient pas l’ornement et la gloire.

Messieurs, l’exemple qu’ils ont donné demeure le suprême enseignement : Travaillons ! Durant cette heure, pour rendre hommage à nos morts et pour les honorer, nous avons suspendu nos tâches ; il est temps de les reprendre et de les hâter. L’impitoyable créancière est là qui rôde et qui frappe à nos portes. Qu’elle entre s’il lui plaît. Elle trouvera le bon ouvrier besoignant à son établi, et il la suivra sans peur, certain qu’il est d’avoir, sans cesse et sans complaisance, aimé, cherché, servi la faible Vérité.

 

[1] Paul Leroy-Beaulieu, Discours à la Société d’Économie politique.