Discours du président des cinq Académies 1892

Le 25 octobre 1892

Gaston BOISSIER

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

DES

CINQ ACADÉMIES

Du mardi 25 octobre 1892

DISCOURS D’OUVERTURE

DE M. LE PRÉSIDENT

 

MESSIEURS,

Depuis près d’un siècle que l’Institut existe et qu’il célèbre tous les ans l’anniversaire de sa fondation, ceux qui m’ont précédé à cette place ne m’ont laissé presque rien à dire. Je les en remercie, car ils me permettent d’être court, ce qui est, à mon sentiment, et sans doute aussi au vôtre, l’un des plus grands mérites de l’orateur. Peut-être n’était-ce pas tout à fait l’opinion de nos pères ; les longs discours leur faisaient moins de peur qu’à nous ; ils avaient plus de courage, ou, si vous voulez, plus de résignation pour les supporter. Je lis dans le livre charmant où M. J. Simon a raconté l’histoire de l’Académie des Sciences morales et politiques qu’à la séance où l’Institut fut inauguré, le 25 germinal an IV, seize personnes prirent successivement la parole. C’était une cérémonie très solennelle : le Directoire y assistait dans ses habits de fête, tout couvert de broderies d’or, avec la ceinture de soie et le chapeau à panache ; il y avait convoqué les ministres et les ambassadeurs ; quinze cents personnes, l’élite de la société parisienne, se pressaient dans la salle des Cariatides, au Louvre. Cependant, tout ce beau monde, ordinairement léger et distrait, écouta intrépidement les seize discours, et l’on ne nous dit pas que personne ait donné des marques d’impatience ou soit sorti avant la fin. C’est une expérience qu’il ne serait peut-être pas sûr de renouveler : mais rassurez-vous, Messieurs, nous sommes décidés à ne pas vous imposer une aussi rude épreuve.

Il y a pourtant un devoir auquel je ne veux pas me soustraire : je tiens, vous le comprenez, à donner un souvenir et un regret à ceux de nos confrères qui nous ont quittés cette année. Le nombre, hélas ! en est considérable, et toutes les classes de l’Institut ont payé leur tribut. Jusqu’à ces derniers temps, l’Académie Française et l’Académie des Inscriptions, moins malheureuses que les autres, ne comptaient chacune dans cette longue liste qu’un seul de leurs membres, l’amiral Jurien de La Gravière, qui a honoré notre marine par ses actions et par ses écrits, et M. Alfred Maury, une encyclopédie vivante, qui a passé sa vie à apprendre et n’a jamais rien oublié ; mais dans le courant de ce mois, M. Renan, M. Xavier Marmier, et, à la veille même de cette séance, l’historien de Louvois, M. Camille Rousset, nous ont été enlevés coup sur coup. La mort de M. Renan met en deuil deux Académies, dans chacune desquelles il occupait une grande place. Ce n’est pas le moment de parler comme il convient de celui qui fut l’un des plus grands esprits et des plus merveilleux écrivains de notre époque. Quelque plaisir que j’eusse à m’arrêter sur ce nom illustre, je ne puis le citer ici qu’en passant : il faut que j’achève de vous énumérer la liste funèbre. L’Académie des Sciences morales a perdu un moraliste et un économiste de grand mérite, MM. Baudrillart et Courcelle-Seneuil, et avec eux le comte de Hubner, un de ces étrangers que leur esprit a naturalisés Français. L’Académie des Beaux-Arts est, depuis quelque temps, la plus éprouvée de toutes. La mort y fauche sans repos ; en deux ans elle a été frappée dix-huit fois de suite. Cette année, chacune de ses sections a été tour à tour atteinte. Elle a perdu deux peintres, MM. Signol et Müller ; un sculpteur, M. Bonnassieux ; un architecte, M. Bailly ; deux membres libres, MM. de Nieuwerkerke et Alphand ; son doyen, le vénérable Henriquel, et son dernier élu, M. Guiraud, qui venait à peine de s’asseoir sur le fauteuil que Léo Delibes a si peu de temps occupé. L’Académie des Sciences n’a guère été plus heureuse : la mort lui a enlevé un savant géomètre, M. Ossian Bonnet ; un ingénieur de grand talent, M. Lalanne ; M. Richet, qui fut l’un des chirurgiens les plus renommés de Paris ; M. de Quatrefages, dont Darwin disait « qu’il aimait mieux être critiqué par lui que loué par les autres » : l’amiral Mouchez, qui a eu l’honneur de commencer une œuvre immense, à laquelle il a convié tous les savants du monde ; la carte photographique du ciel, qui doit contenir les cinquante millions d’étoiles : enfin celui qui portait sur nos listes le nom de dom Pedro d’Alcantara, et qui avait été l’empereur du Brésil. Aucun de nous n’a oublié que, quelque temps après nos désastres, il était venu visiter la France, comme pour témoigner son affection à ce pays vaincu et dépouillé dont tant d’autres se détournaient alors avec éclat. Il avait tenu à combler nos savants de marques d’estime ; il assistait aux séances de l’Institut, aux cours de nos écoles, aux leçons de nos professeurs. Je me souviens de l’avoir vu, au Collège de France, suivre avec le plus vif intérêt, sur son charmant elzevir, une explication d’Horace. « C’était, disait-il, son poète favori. » Est-ce en le lisant qu’il apprit à se détacher des grandeurs et à supporter d’une humeur égale toutes les vicissitudes du sort ? Toujours est-il que nous l’avons revu, dans ses disgrâces, aussi bienveillant pour tous, aussi calme, aussi serein que dans sa prospérité, et qu’il a fait voir par sa fermeté d’âme qu’il lui était plus facile de se passer de son empire qu’à son empire de se passer de lui.

Chacun de ceux dont je viens de parler a déjà reçu ou recevra bientôt, dans la classe à laquelle il appartient, l’hommage qu’il mérite. Pourquoi donc nous faisons-nous un devoir de rappeler leur souvenir dans cette réunion commune ? C’est qu’en réalité leur œuvre est double. Une part, dans leurs travaux, la meilleure assurément, revient à la science spéciale qu’ils cultivent, mais une part aussi s’en détache pour devenir le domaine de l’humanité. Rien n’est isolé dans le monde ; la plus petite, la plus obscure découverte a souvent des contre-coups dont tout se ressent. Les savants, qui, dans leur laboratoire ou leur bibliothèque, cherchent obstinément à saisir une parcelle de vérité, ne songent guère qu’à l’objet particulier de leurs études : sans le savoir ils travaillent pour le monde entier. Il est donc juste que leur nom sorte de la sphère étroite où s’exerce leur activité ; ils méritent qu’on les propose à la reconnaissance de tous. — J’insiste, Messieurs, sur cette idée, car il me semble que c’est d’elle qu’est sortie la fondation de l’Institut.

Ceux qui — il y a justement un siècle aujourd’hui — travaillaient avec tant de passion à détruire les vieilles Académies n’obéissaient pas tous, comme on semble quelquefois le croire, à des sentiments bas et intéressés. Sans doute il y avait, dans le nombre, des maniaques, qui condamnaient sans distinction et sans réflexion toutes les institutions du passé, des fanatiques, ennemis des supériorités les plus légitimes, qui voulaient tout abaisser sous le même niveau, et pour qui le talent lui-même semblait une insulte à l’égalité ; il y avait aussi les médiocres, les jaloux, qui poursuivaient des vengeances personnelles, comme ce Dorat-Cubières, qui ne pardonnait pas à l’Académie Française de n’avoir pas de ses vers une aussi bonne opinion que lui ; mais la plupart n’attaquaient les Académies que parce qu’ils les trouvaient mal faites, et qu’elles ne leur semblaient pas rendre tous les services qu’on pouvait leur demander. Il est sûr qu’elles n’avaient pas été créées d’après un plan régulier, qu’elles devaient souvent leur naissance à un caprice ou à un hasard, qu’elles vivaient côte à côte, dans le vaste Louvre, où on les avait logées, sans qu’aucun lien les rattachât l’une à l’autre, que les membres qui les composaient ne se croyaient pas appelés à participer à quelque grande œuvre sociale et à faire le bonheur du monde, qu’ils ne s’étaient rapprochés que pour travailler plus agréablement en commun, ou, selon le mot de Pellisson, « pour goûter ensemble le plaisir de la société des esprits ». Les gens du XVIIIe siècle avaient d’autres ambitions et beaucoup plus hautes : ils voulaient qu’on s’occupât toujours du bien public, et qu’on servît l’humanité ; tout ce qui n’était pas dirigé vers l’utilité immédiate leur paraissait futile. Voilà pourquoi ils préféraient les sciences aux lettres, et les sciences mêmes ils les voulaient pratiques, appliquées. Ils leur proposaient à toutes l’intérêt général pour but, et, comme moyen de succès, l’union. Elles devaient travailler à la félicité du genre humain, mais pour y réussir, il leur fallait y travailler ensemble. Comme elles ont le même dessein, qu’elles emploient la même méthode, elles doivent se prêter un mutuel appui, et il faut que leurs lumières, pour être plus vives, se concentrent au même foyer. Leurs efforts étant réunis seront plus puissants, leurs progrès indéfinis, et grâce à cette entente commune on pourra enfin réaliser le règne de la raison sur la terre, qui doit être l’idéal des sages. Voilà dans quelle pensée, avec quelles espérances, ou, si vous voulez, quelles illusions, on fut amené au siècle dernier à détruire les Académies et à les remplacer par l’Institut.

Il y avait donc à ce moment, entre les gens qui regardaient volontiers derrière eux, et ceux qui se tournaient vers l’avenir, un dissentiment, une lutte sur la façon de concevoir le rôle des sociétés savantes, sur la nature des services qu’elles peuvent rendre, sur l’organisation qu’il convient de leur donner ; et, comme toutes les luttes du monde, celle-ci finit par où elle aurait dû peut-être commencer, par une transaction. En 1816, les Académies furent rétablies ; on leur rendit leur nom, leur place, leurs règlements, mais on se garda bien de détruire le lien par lequel on les avait réunies entre elles : on conserva l’Institut et l’on eut raison. Il s’est trouvé, à l’usage, que ces deux institutions, qu’on croyait incompatibles, ont fort bien vécu ensemble. C’est ainsi, Messieurs, que nous participons de deux régimes très différents ; nos origines plongent à la fois dans la Monarchie et dans la République ; Louis XIV et la Convention nationale se sont unis pour nous donner les règles sous lesquelles nous vivons. Nous avons pour ancêtres Richelieu et Colbert d’un côté, Condorcet, Daunou, Lakanal de l’autre, des noms qu’on s’étonne d’abord de voir rapprochés, mais que nous ne séparons pas dans notre respect et notre reconnaissance. Nous tenons, Messieurs, à cette double origine, et nous conservons pieusement tout ce qui nous la rappelle ; si les séances particulières des diverses Académies, par exemple les réceptions de l’Académie française, nous reportent à nos plus anciennes traditions, c’est la fête d’aujourd’hui qui conserve le souvenir de ce que la Convention a voulu faire. Elle est destinée à montrer que toutes les branches de la science sortent du même tronc et que, si les connaissances humaines diversifient en s’étendant, en s’élevant elles se rapprochent. Pour rendre cette vérité plus frappante et la mettre, pour ainsi dire, sous vos yeux, toutes les classes de l’Institut sont réunies devant vous, et chacune à son tour prend la parole, par la bouche d’un de ses membres, qui vous entretient d’un des sujets de ses études.

Quant à moi, Messieurs, mon rôle est plus modeste que celui de mes confrères : j’avais seulement à les introduire et à les annoncer. J’ai essayé de le faire. Et maintenant c’est mon devoir de vous laisser au plus vite le plaisir de les entendre.