Discours de réception du prince de Beauvau

Le 21 mars 1771

Charles-Just de BEAUVAU

Réception de M. le prince de Beauvau

 

M. le prince de Beauvau, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. le président Hénault, y est venu prendre séance le jeudi 21 mars 1771, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Si je n’ai pas reçu en partage les talens qui vous distinguent, je n’en ai pas moins senti le prix et le charme des lettres : elles-mêmes, en m’éclairant sur mes devoirs, m’ont appris à ne point me livrer entièrement à mon goût pour elles, mais elles m’ont permis de désirer la place dont vous m’honorez aujourd’hui, sans que je me connoisse d’autres titres pour l’obtenir, que mon admiration pour vos ouvrages. J’avouerai, Messieurs, que vivement frappé des beautés de notre langue, j’ai toujours aspiré à les mieux sentir, à les discerner plus finement, et je désirois m’instruire par vos leçons, après l’avoir été par vos écrits.

J’ai toujours été convaincu qu’un des plus grands services qu’on pouvoit rendre aux hommes étoit de perfectionner leur langue : des termes impropres ou mal arrangés portent par-tout l’obscurité et la confusion ; par-tout la propriété de l’expression, et les mots, signes des idées, disposés suivant leur ordre, déterminent la clarté dans le discours, et cette clarté influe sur toutes les actions des hommes.

Avant qu’un Ministre immortel eût formé le projet, en donnant naissance à l’Académie, de fixer les principes, et pour ainsi dire le génie de notre langue, elle ne manquoit pas d’énergie ; mais ce fut aux travaux de vos assemblées, formées sous les auspices de Richelieu, qu’elle dut sa clarté, ses règles, sa pureté, et depuis ce moment il fut mis (si j’ose m’exprimer ainsi) à la portée de tout le monde de bien parler.

Richelieu pouvoit créer, Séguier pouvoit encourager un établissement si utile ; mais c’étoit à la Cour la plus brillante de l’Europe qu’il appartenoit sur-tout de polir la langue françoise. Le règne des Arts, des talens, des fêtes et de la galanterie, devoit être aussi celui de cette langue, portée au plus haut degré d’élégance. Louis XIV, en remplissant la terre de sa gloire, attachoit à sa personne, par la familiarité autant que par les bienfaits, presque tous ses hommes illustres qui ont donné son nom à leur siècle. Racine le suivoit dans ses conquêtes.

Quel Poète a montré une connoissance plus profonde de la Cour ! Quel homme a fait mieux sentir le charme de notre langue. Quinault, le duc de la Rochefoucault, Bossuet, Fénelon, Molière, Despréaux, avec la connoissance des hommes, puisoient à la Cour l’art de s’exprimer noblement sans rudesse, délicatement sans affectation ; ces modèles de tous les styles étoient des hommes de toutes les conditions, que la Cour seule pouvoit rassembler, et que cette seule Cour étoit capable de former.

M. le président Hénault, né sous ce règne si fécond en grands hommes, ne tarda pas à marcher sur leurs traces ; dès ses plus jeunes années, il mérita les couronnes d’une Académie dont il devoit être membre un jour, et il parut dans la société un des hommes les plus aimables que les lettres et l’usage du monde eussent jamais formé. Il y apporta sur-tout le don si rare, d’accorder à chacun de ceux dont il s’occupoit tour-à-tour, une préférence qui ne désobligeoit jamais les autres. Toutes les passions qui troublent la paix de l’ame et qui nuisent le plus aux agrémens de l’esprit, l’ambition, l’intérêt, l’envie, lui étoient inconnus ; le désir de plaire, et une certaine chaleur, souvent même impétueuse dans ses affections, l’agitoient seuls ; plein de sel et de gaieté, mais d’une douceur de caractère inaltérable, il semble que les traits dont sa conversation étoit semée ne pussent que plaire et jamais blesser.

Lorsque son amour-propre se montroit le plus, celui des autres ne perdoit jamais rien à ce qu’il prenoit pour lui, et quand il étoit le plus animé dans la dispute, on ne le trouvoit encore que piquant, et en même temps modéré. Toutes ses qualités étoient tellement tournées à l’avantage de la société, qu’il se fit des amis dans toutes les classes qui la composent. Également recherché des gens de Lettres, des gens de la Cour et des étrangers, sa maison sembloit être le rendez-vous des hommes de mérite de tous les états et de tous les pays. Chacun y jouissoit de sa célébrité, de sa considération personnelle, et de tous les agrémens que les Sciences, les Arts, les Lettres, et la meilleure compagnie, peuvent procurer chez une Nation à laquelle toutes les autres cèdent l’avantage de savoir mieux goûter et de faire mieux connoître tous les charmes de la société.

M. le président Hénault, doué de tous les talens, sut traiter avec succès toutes sortes de matières ; la facilité, la grâce, et la finesse de son esprit se prêtoient à tous les genres.

Jamais personne ne sut mieux que lui exclure la pédanterie de la profondeur des recherches. Il a présenté le tableau de notre histoire comme il l’a vu, en homme d’état, en jurisconsulte, en homme de cour et en savant : il a peint l’esprit des différens âges de notre nation, les caractères des hommes illustres, les variations du Gouvernement : son livre, à jamais consulté, rappellera toujours, non-seulement le mérite, mais tous les différens mérites de son Auteur. La justesse de son goût, les grâces de sa manière d’écrire, le montreront aux temps les plus reculés, tel que nous l’avons vu parmi nous.

Les marques de protection et de confiance qu’il reçut constamment de la Reine, ajoutent encore à son éloge. Il dut à la charge dont elle l’honora, l’avantage de faire plus particulièrement sa cour au Roi ; il en recevoit des distinctions flatteuses, et jouissoit de cette bonté qui lui attache d’autant plus les cœurs, qu’on a le bonheur de l’approcher de plus près.

Le Roi, simple autant qu’il est grand, donne à tous ceux qui l’entourent le plaisir si peu commun de trouver l’homme qu’on aime dans le souverain qu’on respecte : jamais il n’a fait souvenir de son rang, et il est sans exemple qu’on l’ait oublié un moment.

Si les pertes les plus sensibles ont affligé son cœur et les nôtres, le ciel s’est plu à réparer tant de malheurs, en formant, pour être unie au digne héritier du trône, une princesse que ses vertus et ses charmes ont rendue l’amour des François et l’ornement de la cour : mais ce qui console les Rois dignes de l’être, de leurs malheurs particuliers, c’est de s’occuper du bonheur de leurs sujets.

Le Roi, en adoptant les vues utiles que le progrès des lumières lui présente, a voulu que l’agriculture et le commerce répandissent une nouvelle vie dans tout son royaume. Par ses ordres, une province de France, soumise pour un temps à une puissance étrangère, rentre sous les lois du maître que lui donnent la nature et la justice ; une Isle importante est conquise ; un de nos ports les plus précieux et les plus exposés est mis dans un état de défense le plus respectable ; une forme nouvelle est donnée à notre constitution militaire ; toutes les parties qui la rendent plus propre à la guerre se perfectionnent ; et les troupes Françoises ne se distinguent pas moins aujourd’hui par la discipline et l’instruction, que par le courage brillant qui avoit toujours fait le caractère propre de la nation.

Tout ce qui illustre cette nation est précieux aux yeux de son maître.

Il protège l’Académie et les lettres, parce que les connoissances qu’elles répandent, les sentimens qu’elles inspirent, les principes qu’elles établissent, s’accorderont toujours avec ses véritables intérêts. Il voit avec plaisir les personnes de sa Cour briguer, dans cette compagnie, l’honneur de devenir les égaux des gens de lettres ; bien assuré que, de la réunion des esprits et de la communication des sentimens, il ne naîtra jamais que les vœux les plus ardens pour la prospérité de son règne, et pour la conservation de sa personne sacrée.