Discours de réception de Jean Bernard

Le 18 mars 1976

Jean BERNARD

Réception de Jean Bernard

 

   M. Jean Bernard, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Marcel Pagnol, y est venu prendre séance le jeudi 18 mars 1976, et a prononcé le discours suivant :

    

     Messieurs,

     Il est doux, il est facile d’être reconnaissant. Il est plus difficile de remercier, quand six cent cinquante hommes illustres vous ont, à cette place, précédé et ont, depuis trois siècles, exprimé leur gratitude en termes choisis et, chaque fois, merveilleusement neufs. En ce jour solennel, en ce jour d’humilité et d’orgueil, on me permettra de prendre comme protecteur l’un des plus glorieux titulaires du XXVe fauteuil, d’Alembert. Reçu le 19 décembre 1754, il disait : « Livré dès mon enfance à des études abstraites, obligé depuis de m’y consacrer par l’adoption qu’a daigné faire de moi une compagnie savante et célèbre, je me contentais d’admirer vos travaux. C’est donc moins à mes écrits que vous avez accordé vos suffrages qu’à mes sentiments pour vous, à mon zèle pour la gloire des lettres, à mon attachement pour tous ceux qui, à votre exemple, se font respecter par leurs talents et par leurs mœurs. Tels sont les titres que j’apporte ici. Ils m’honorent et ne me coûteront point à les conserver. »

     Humilité et orgueil. Humilité pendant l’attente. Un journaliste de la télévision voulait enregistrer cette attente et en transmettre aussitôt les images. Il fut étonné d’être éconduit. Orgueil quand vient l’heureuse nouvelle, orgueil mêlé de respect et de gratitude lorsque aussitôt vous entourent la grâce et la générosité de ceux qui vous accueillent.

     Humilité à nouveau quand arrivent les lettres. Ces lettres louaient toutes Marcel Pagnol et me louaient d’avoir le bonheur de lui succéder. « Vous avez de la chance. Il avait tant d’esprit. Il vous sera facile de composer l’éloge le plus spirituel du monde. »

     Marcel Pagnol, qui préparait le panégyrique de Maurice Donnay, reçut le même compliment ; mais un homme d’esprit remplaçait alors un homme d’esprit. Tandis qu’aujourd’hui...

     Ces lettres aussi apportent des conseils, recommandent des méthodes : «  Obscurcissez la coupole, suggère un correspondant, innovez et faites projeter un des meilleurs films de Pagnol. Laissez-nous entendre Raimu et Fernandel. Ainsi Pagnol serait présent parmi nous. » Mais Marcel Pagnol est bien présent. Il a toujours été un homme heureux. Sa dernière entreprise, comme les autres, est réussie. Il franchit le peu profond ruisseau calomnié. Il entre tout entier, tout de suite, sans exil partiel, sans pénitence, dans l’immortalité.

     D’abord, et peut-être avant tout, en créateur. Comme Harpagon, comme Tartuffe, Topaze est devenu un nom commun, un nom heureusement choisi avec sa première syllabe de maquignon, sa deuxième syllabe toute dorée, nom qui désormais définit une espèce. Une espèce rare qui a valeur de modèle. Certes les entrepreneurs, les intermédiaires sont presque toujours honnêtes ; les conseillers municipaux, presque tous, ne sont pas vénaux. Berville, Castel-Bénac sont des exceptions. Mais les tentations obscures, les corruptions réprimées, les impulsions, les petites fraudes de ceux qui restent presque honnêtes, provisoirement honnêtes, sont brusquement éclairées par le modèle.

     Ici, je dois être prudent. J’allais entreprendre ce qu’on appelle, je crois, en langage scolaire, une explication de texte. Je dois avancer avec précaution en songeant aux deux experts qui peut-être me surveillent, experts rompus aux rigueurs des narrations, rédactions, devoirs de style, compositions françaises. L’un est l’enfant Marcel Pagnol, si doué qu’il domptait avec aisance l’analyse logique et le commentaire grammatical, si doué et en même temps allègre, alerte, avec probablement entre les dents le petit appareil siffleur qui imite si bien le pinson et le merle, réjouit les camarades, exaspère le maître. L’autre expert est le jeune professeur Marcel Pagnol, avec le regard de Bonaparte au Pont d’Arcole, Marcel Pagnol à l’âge où il hésite entre la chaire de Faculté et le tréteau, entre la Revue des Études grecques et le théâtre.

     Déjà, il est indulgent pour autrui, exigeant pour lui-même. Déjà il allie, à la méthode universitaire la plus traditionnelle, les propositions les plus neuves et probablement le pastiche, comme dans les textes si subtils et si vifs qui précèdent les traductions des Bucoliques et de Hamlet.

     Ce Topaze, qui deviendra modèle, nous le voyons se former tout au long de la pièce. Harpagon, Tartuffe ne changent pas. Nous les connaissons mieux quand le dernier acte se termine, mais dès la première scène ils étaient déjà Harpagon et Tartuffe. Knock améliore ses méthodes ; il est déjà tout entier dans la fameuse voiture du Docteur Parpalais. Mais, et ceci est nouveau, nous assistons à la naissance de Topaze. Le pauvre professeur de la pension Muche avec sa triste barbe noire, avec ses manchettes en celluloïd, est devenu au quatrième acte, un homme d’affaires rasé et bien vêtu, portant lunettes d’écaille. Les maximes résignées de la salle de classe « l’argent ne fait pas le bonheur » sont remplacées par les maximes martiales du bureau directorial « le temps c’est de l’argent ». Et de fait l’argent oriente la mutation, « l’argent peut tout, c’est lui qui gouverne le monde... Ces petits rectangles de papier bruissant, voilà la forme modérée de la force ». Les moutons qui étaient en sûreté dans un parc sont bien loin. Topaze est devenu, en quelque sorte, prévaricateur malgré lui. Il n’a pas encore atteint les ministres, mais déjà il travaille avec les sénateurs, les banquiers et la première danseuse du Caïd des Bene Mellal.

     Le changement d’état est longuement préparé, mais survient, soudainement, entre le troisième et le quatrième acte. Il y a véritablement cristallisation comme en physique, comme pour Stendhal. Nous ne saurons jamais quand Harpagon est devenu avare (il l’a probablement toujours été), quand Tartuffe est devenu hypocrite (peut-être seulement quelques années plus tôt) ; nous connaissons la genèse du système de Knock. Tous ces changements se passaient en amont. Mais pour Topaze, Pagnol fait œuvre double. Il crée un homme, un caractère nouveau. Il nous apprend le mécanisme de sa formation.

     Trois thèmes dans l’œuvre de Pagnol ne cessent de s’entrelacer : l’instituteur et l’école, Marseille, la Provence.

     Pagnol est avant tout et fortement fils d’instituteur. La vocation enseignante de la famille est cependant récente. Les aïeux venus d’Espagne, d’où leur nom, étaient, selon la tradition et peut-être la légende, autant et plus Gitans, Bohémiens, Romanos que Castillans. Ils furent des artisans, travaillant les matières nobles, l’acier d’abord, qu’ils trempaient, la pierre ensuite qu’ils taillaient. Le grand-père de Marcel, maître appareilleur de pierres, avait acquis tant de réputation qu’il fut chargé par les Parisiens de resculpter la façade de l’Hôtel de Ville, détruite en 1871. C’est lui qui va orienter, changer les activités familiales. Changement total. Il ne savait lui-même ni lire ni écrire ; il voulut que ses six enfants, quatre filles et deux fils, fussent tous les six instituteurs. Jérôme Tharaud, qui recevait à cette place en 1947 le nouvel académicien, en était tout effrayé. « On frémit rien que d’y penser » et Marcel Pagnol lui-même a rappelé un jour que son père, ses oncles et ses tantes auraient pu, seuls, former tous les jurys du département.

     De nombreuses études ont été consacrées aux instituteurs français, au rôle qu’ils ont joué au début de ce siècle, à leur valeur pédagogique (dont tous ceux qui sont passés par l’école communale peuvent porter témoignage), à leur courage, à leur simplicité, au conflit avec le curé, d’abord rigide, puis plus souple, devenu fraternel, presque affectueux déjà au temps de Joseph et de Jules, de Manon des Sources, de la Femme du Boulanger.

     Les fils d’instituteurs n’ont pas, semble-t-il, été l’objet de la même attention. On les trouve pourtant nombreux dans les Universités, les Académies. Le même jour, en 1946, 1’Académie française élit le fils d’Henri Farigoule, instituteur à Montmartre, le fils de Joseph Pagnol, instituteur à Marseille. Ces fils d’instituteurs assument dans la fonction publique de hautes responsabilités et parfois la plus haute. Ils sont certes très divers. Mais certaines vertus, certains traits leur sont communs : le sens profond du bien public, la confiance accordée aux vertus de l’homme, une confiance plus grande encore accordée à la science, seule capable d’aborder et de résoudre les grands problèmes, le respect des valeurs de culture, le respect des humbles et le respect des hiérarchies, le respect du père instituteur.

     Les fils d’instituteurs, au temps de la Troisième, étaient souvent boursiers au lycée, puis professeurs. Marcel Pagnol enseigna d’abord à Tarascon, à Pamiers-sur-Ariège, à Aix-en-Provence, au Lycée Saint-Charles de Marseille avant d’être nommé en 1922 professeur-adjoint d’Anglais au lycée Condorcet. Il a probablement toujours appartenu à l’Université. Le jour où il est reçu sous cette auguste coupole il se présente à nous comme un universitaire. Universitaire un jour, universitaire toujours, dira-t-il plus tard. Et quand un grand lycée de Marseille devient le lycée Marcel-Pagnol, « je n’aurais jamais cru, s’étonne-t-il, que mon nom figurerait sur plusieurs milliers de feuilles de retenue ».

     Ce n’est pas la critique universitaire, c’est la simple observation qui a établi les deux lois qui, pour l’art dramatique, gouvernent la naissance des chefs-d’œuvre. L’auteur du chef-d’œuvre est nécessairement jeune. Il a nécessairement écrit deux ou trois pièces avant celle qui triomphe. Il en fut ainsi pour Corneille, pour Racine, pour Rostand, pour Pagnol. Il avait, adolescent, écrit deux drames en vers, Ulysse chez les Phéaciens, Catulle, plus tard un vaudeville, Tonton. Il avait fondé la revue Fortunio, qui deviendra les glorieux Cahiers du Sud et pour laquelle, rédacteur en chef et souvent rédacteur unique, il griffonnera sur le marbre un plaisant roman « Pirouettes ». Il avait donné au théâtre les Marchands de Gloire avec Nivoix, et Phaéton qui deviendra Jazz.

     Plusieurs légendes entourent la naissance de Topaze. L’une, fausse, veut que la pièce ait d’abord été refusée par onze directeurs de théâtre. En fait Topaze avait été porté simultanément à cinq directeurs différents qui, tous les cinq, l’acceptèrent. Sur le conseil d’Antoine, Pagnol donna la pièce au sixième directeur, celui des Variétés.

    Une autre légende, peut-être plus vraie, décrit le soir de la Première, Pagnol accablé par les réflexions de deux machinistes « ce n’est pas une pièce pour la maison » disait l’un, « c’était une pièce pour .Jouvet » disait l’autre. Il quitte les coulisses ; il va se cacher dans une loge, sous les combles. Il est désespéré, il fume sans arrêt, il médite des changements qui peut-être amélioreront la pièce. Soudain, les amis ouvrent brusquement la porte, annonçant la victoire, la victoire de la franchise, du mouvement, de la vie, du sourire, puis des larmes.

     Ces amis, messagers du triomphe, sont les compagnons des périodes difficiles, les convives d’abord, écrivains, journalistes, comédiens du déjeuner des moins de trente ans, titre devait écrire Pagnol plus tard « qui me paraît aujourd’hui bien naïf, car il eut justifié la candidature de tous les enfants des écoles maternelles et d’autre part il était absurde de mettre tout notre mérite dans le seul bien que nous étions assurés de perdre », les jeunes auteurs aussi qui se réunissaient la nuit chez l’un ou chez l’autre, racontaient l’intrigue de leur prochaine pièce, lisaient l’acte terminé à la compagnie assise en rond sur le tapis. « Nous étions, dit Pagnol, tout le contraire d’une société d’admiration mutuelle Le lecteur était souvent interrompu par des bâillements concertés, des ronflements simulés ou des applaudissements ironiques. Alors il demandait sur un ton un peu sarcastique : qu’est-ce que vous feriez à ma place ? On lui conseillait d’abord d’aller travailler au déchargement des wagons ou de faire de la politique. Puis, après les plaisanteries d’usage, chacun disait son mot en toute sincérité. On présentait des critiques, des remèdes, des solutions. Et parfois même un des railleurs rédigeait en hâte une ébauche de la scène qu’il proposait. »

     La tragédie se préoccupe peu du monde extérieur. La même antichambre fatiguée accueille Polyeucte, Bérénice, Cinna ou Mérope. La comédie décrit les mœurs et les caractères. Assez souvent séparément. Topaze est de tous les temps, de tous les pays, de toutes les régions. Marius, Fanny, César ne peuvent être que de Marseille. Pas même de tout Marseille. Mais des ruelles, des places qui entourent, qui entouraient le Vieux Port avant les transformations parfois cruelles apportées par la guerre et l’occupation. Le Vieux Port du temps des oursins, des violets, des pouprions, des arapèdes avec les petits bars, les bouteilles ornées d’étiquettes bigarrées, le vrai pastis et la bouillabaisse, la banquette de moleskine, les tables rectangulaires en marbre, l’éventaire de coquillages, moitié moules, moitié clovisses. Tout près ferraillent les chaînes des grues, sifflent les sirènes. Sur les caisses de marchandises ou sur la coque des bateaux, de beaux noms sont écrits : Le Pirée, Suez, Aden, Colombo, Macassar.

     Nous connaissions Marseille et les Marseillais vus par les Parisiens ou par les écrivains qui ne voulaient pas troubler le confort intellectuel des hommes du Nord. D’où le Marius pour Parisiens avec son casque, sa barbe à deux pointes, sa nourriture exclusivement faite d’ail, son vocabulaire réduit à deux mots : bagasse et troun de l’air.

     Pour la première fois, voici Marseille la véritable, gaie, tendre, pudique. Il n’a presque pas de mots grossiers dans l’univers de Pagnol. Les héros sont simples ou tout au moins apparemment simples. Ils sont lucides, perspicaces. Escartefigue, le capitaine qui a « l’œil d’un pirate et le ventre d’un bourgeois » n’ignore pas qu’il est paresseux : « Je ne sais pas si c’est le climat. On resterait assis toute la journée. Il y a longtemps que j’ai remarqué qu’à Marseille, il n’y a rien d’aussi pénible que le travail », ou encore : « Chaque année, au moment du concours de boules, mon bateau a besoin de passer au radoub pour rafraîchir la peinture sous-marine, et ça dure quatre jours, les quatre jours du concours de boules ». Il sait qu’il n’est pas désintéressé, ni du côté des dépenses. « Rien que trois coups de sifflet, autrement tu me manges toute la vapeur », ni du côté des recettes « Combien sont-ils ? Ils sont un, mais ils ont le col et la canne». Il sait que sa femme est infidèle, qu’elle le trompe avec le président des Peseurs Jurés, celui qui a une belle barbe rousse ; il sait que ses amis le savent ; il est malheureux quand un étranger apprend son infortune.

     Honorine tire de sa profession revenus modestes et injures blessantes : « Si mes rascasses n’étaient pas plus fraîches que vous, je n’en vendrais guère ». Elle a cru que Panisse voulait l’épouser ; elle comprend que c’est Fanny qu’il demande en mariage. Violemment dépitée, elle prépare les insultes poissonnières les plus fortes. Mais la lucidité intervient. Honorine saisit les avantages de la proposition pour Fanny, pour elle-même ; elle négocie.

     Ces héros sont honnêtes, vertueux, le fond d’honnêteté étant recouvert par quelques strates de crapuleries menues, de mensonges légers. Les irrégularités sont reconnues, acceptées. Elles donnent de la couleur à la vie de tous les jours : «  Si on ne peut plus tricher avec les amis, ce n’est plus la peine de jouer aux cartes » dit César après s’être fendu le cœur. Ainsi on trompe ses compagnons au jeu ou dans le commerce, au besoin en leur vendant comme stable un bateau jaloux, c’est-à-dire un bateau qui penche facilement sur le côté et qui au premier essai, se retournera dans le port. D’autres, plus tard, vendront sous le nom glorieux d’anchois des tropiques des anchois moisis, gonflés, pleins de petits champignons verts. Mais on est fidèle en amour et en amitié. On affronte avec courage les difficultés de la vie. Fanny, j’allais dire Orane Demazis, aime toujours Marius, mais ne trahit pas Palisse. «  Quand tu as paru tout à l’heure devant cette fenêtre j’ai cru que je tombais vers toi », mais aussi : « Cet enfant, tu ne l’auras pas. Il est planté en haut d’une famille comme une croix sur un clocher. » Panisse meurt sans illusion, mais non sans regret. Lucide lui aussi : « Eh, Honoré, il parait que tu es malade », lui dit son ami le curé Eleazar qui feint de venir à l’improviste, Panisse répond : «  Oui, il parait que je suis malade, et toi, mon pauvre Eleazar, il parait que tu es menteur ». Ils ne sont pas naïfs. Ils connaissent le vice, la corruption des mœurs sans être atteints eux-mêmes. Ils font face aux grandes misères humaines en souriant, en riant, souvent en souffrant aussi. Rien de plus émouvant que la deuxième partie de cartes, contrepoint nostalgique de celle de Marius, la partie qui suit la mort de Panisse, la partie au cours de laquelle les amis imaginent le jeu de Panisse et prennent, en même temps, cruellement conscience de sa disparition.

     Ces parties de cartes, plaisantes ou tragiques, nous font en quelques instants pénétrer au plus profond des joueurs, de leurs sentiments, des sentiments de Pagnol. Cinquante ans auparavant, presque sous le même ciel, c’est aussi par des joueurs de cartes que Cézanne s’était exprimé. Je pense surtout à l’admirable tableau à quatre personnages, chapeau sur la tête comme chez César, entourés de rideaux, dont les mouvements, disait Apollinaire, rappellent Giotto. Pour Cézanne, pour Pagnol, la partie de cartes est le langage d’un groupe, d’un groupe limité. Les écrivains, les philosophes, pendant des millénaires, ont analysé, exalté l’homme seul. Ils n’avaient probablement pas tort puisque les recherches biologiques les plus récentes, et spécialement celles des hématologues, ont, par l’étude des groupes sanguins, des ferments cellulaires, des hémoglobines, reconnu la profonde originalité, l’individualité absolue de chaque être humain. Mais, depuis le début de ce siècle, les hommes peu à peu remplacent l’homme, le corps universel, l’âme collective effacent l’être isolé ; la vie unanime se substitue à la vie de l’individu. Entre le héros solitaire et la foule, se trouve le groupe de quelques personnes, ces petits groupes autour desquels s’orientent presque toutes les œuvres de Pagnol, les joueurs de cartes et les habitués du bar de César, Jean de Florette, sa femme et sa fille, le groupe familial des souvenirs d’enfance, les groupes villageois de Manon des Sources, ou de la Femme du Boulanger.

     L’individu, qui serait perdu dans une foule, garde son autonomie au sein du petit groupe. César et Panisse, l’oncle Jules et Joseph restent très différents les uns des autres. Le groupe a néanmoins son existence propre. Cette existence, paradoxalement, se fonde en premier lieu sur le maintien de l’individualité de ses membres qui doit ont garder un domaine réservé : « Les lettres du petit, ça doit se lire à la maison » dira César. Elle commence avec l’influence qu’exercent l’un sur l’autre les membres de l’équipe. Monsieur Brun, Pagnol l’a noté lui-même, est bien différent de Calixte. Elle se développe avec la naissance des thèmes communs, les ennuis conjugaux de celui-ci, l’avarice de celui-là. Elle devient avec les années, complète, vive, allègre. L’allégresse est un de ses traits majeurs. Le groupe est solidaire, uni en face du monde extérieur, réagissant comme une personne biologique, par un phénomène de rejet, à tout essai d’introduction d’un corps étranger. Le drame ou la comédie se jouent à l’intérieur du groupe.

     Marius, ainsi est tout à la fois une École des Femmes, une Invitation au voyage vers les Îles sous le Vent et, peut-être avant tout, l’histoire de l’éternel débat entre le fils et le père.

     Et Pagnol, grand écrivain, a tout naturellement retrouvé l’antique définition du théâtre : un tréteau et une passion.

     Ainsi se crée un monde pur et net, un monde de conventions superficielles et de vertus profondes, d’ironie et de tendresse qui rappelle le monde de Dickens.

     Les Marseillais, avant Pagnol, étaient-ils les Marseillais que Pagnol décrit ? Pagnol décrit-il les Marseillais tels qu’ils sont ou tels qu’ils devraient être ? Il est difficile de répondre à ces questions. Mais il est sûr que les Marseillais sont devenus pareils aux images que Pagnol avait dessinées.

     Je me suis trouvé, le 10 novembre 1942 à l’aube, dans un de ces petits bars du vieux port. Les flottes et les armées alliées avaient quelques heures plus tôt, débarqué en Afrique du Nord. La guerre se transformait. La nouvelle peu à peu atteignait Marseille encore assoupie. Le percolateur ne chauffait plus qu’un amer jus de gland. Les coquillages avaient disparu, comme le vin blanc qui les accompagnait, remplacé par une limonade de synthèse. Dans le bar, les Marseillais avaient gardé la chemise à col ouvert et les espadrilles qui dans Pagnol les définissent. Les Parisiens et les Lyonnais nombreux à Marseille à cette époque, ressemblaient à Monsieur Brun. Je croyais vivre un acte supplémentaire de César. Le patron du bar et ses habitués étaient les enfants de Pagnol. Tantôt ils gémissaient sur les malheurs du temps, comptaient quelque anecdote de marché noir, tantôt ils se taisaient, se laissaient pénétrer par l’événement, devenus circonspects, prudents.

     La circonspection, la prudence sont vertus des Marseillais. Comme les héros de Pagnol, ils vivaient sur deux plans, celui des échanges superficiels, des histoires, des bons mots, celui des sentiments profonds que la prudence, que la pudeur ne permettent pas d’exprimer.

     Ainsi la fameuse trilogie est un triple succès. Marcel Pagnol a donné la première définition des Marseillais. Il a conduit ses compatriotes à se conformer à l’image qu’il avait dessinée. Il a mieux que ses devanciers, mieux que Goldoni, qui avait déjà tenté cette alliance, uni les hommes, les pierres, l’eau et les coquillages. Il a donné une valeur universelle à la description d’un monde limité. Si les spectateurs de Los Angeles rient pendant cinq minutes quand le César américain déclare « you broke my heart », si les hommes de Buenos-Aires, de Stockholm ou de Melbourne connaissent, admirent les héros de Pagnol, c’est qu’ils se retrouvent à travers eux dans leurs bonheurs, leurs pauvres bonheurs, leur gaieté, leurs misères.

     Dans son étude de l’amitié qui unissait André Gide et Roger Martin du Gard, Jean Delay a suggéré ce classement des écrivains : d’un côté le génie bien portant, tels Hugo, Balzac ou Tolstoï ; le génie sain à qui l’équilibre intérieur dont il jouit ne pose pas de problème, le génie tendant vers une banalité supérieure qui peut le rendre universel, d’un autre côté, le génie malade, tels Rousseau, Nietzsche ou Dostoïevsky, à qui la maladie propose une inquiétude nouvelle qu’il s’agit de légitimer, le génie contraint par son anomalie même à l’originalité ; ou encore d’un côté ceux qui pensent que c’est tout de même sur l’étude du veau à quatre pattes que se fonde la science du veau, d’un autre côté, ceux qui ne s’intéressent qu’aux veaux a cinq pattes, à l’anormal, à l’exceptionnel. Marcel Pagnol appartient assurément à la première classe, celle des admirateurs du veau à quatre pattes. Tout au long de son enfance, de son adolescence, de son âge d’homme, il observe, il regarde, il écoute avec attention. Puis il apporte son témoignage. La littérature expérimentale, les abstractions intellectuelles ne sont pas son fait. Son témoignage est la vie même. Il crée des êtres vivants. Il les crée avec simplicité. La simplicité, la clarté sont ses vertus majeures. Sans concession, faiblesse, ni imprécision. La culture grecque et latine sous-tend, soutient les textes de Marseille et de la Provence. Aucune impropriété. Et quand, plus tard, il évoquera les plantes et les animaux, les spécialistes admireront sa rigueur et ne relèveront aucune erreur ni de botanique, ni de zoologie. Avec sa simplicité, grâce peut-être à sa simplicité, il a le don de faire rire, de faire pleurer les lecteurs, les spectateurs. Le don que seuls possèdent les très grands Molière, Charlie Chaplin. Ce témoignage il l’éclaire, il le rend transparent, mais aussi le trie ; il garde les bons les heureux. Les malheureux sont très peu nombreux. Les méchants sont, si possible, écartés. Il vient en aide aux infortunés. Le malheur de Fanny sera limité. Angèle et la Fille du Puisatier feront de bons mariages. Accablées par leur grossesse, Fanny, Angèle, Patricia pensent au suicide, puis acceptent d’élever seules leur enfant. Elles n’envisagent pas l’avortement. Il est difficile de discerner si leur attitude est expliquée par l’état des mœurs à leur époque, dans leur monde, par l’opinion de Pagnol, ou par une nécessité théâtrale, l’interruption de la grossesse interrompant le drame. Les quelques méchants que le tamis laisse passer sont rarement tout a fait méchants. Même le déplorable Ugolin finit par inspirer une sorte de pitié. La femme du boulanger sera pardonnée avec douceur. Parfois encore, le méchant n’était pas vraiment méchant. La bonté de Pagnol le conduit à chercher et souvent à trouver une explication généreuse aux actes apparemment les moins excusables, les plus pervers.

     Tel est le thème d’une de ses pièces les plus fortes, injustement négligée, Judas, Judas ? Mais, dira-t-on, est-il trahison plus attestée, plus assurée. C’est bien parce qu’il est réprouvé entre les réprouvés, qu’il est l’objet de la sollicitude de Pagnol. Judas, pour Pagnol, n’est pas un coupable, mais une victime, une victime malheureuse. La trahison de Judas était certes à la fois nécessaire et prévue, annoncée par les Écritures, avec la profession de potier et le salaire dérisoire ; ce qui est nouveau, c’est la tendresse de Pagnol, c’est l’analyse généreuse des sentiments de l’apôtre Judas affrontant son destin, la surprise d’abord, les essais d’interprétation, la confiance absolue, les gestes de trahison qu’il tient pour imposés, la foi renouvelée, l’espoir, la misère profonde exprimée en termes pathétiques :

     « Et maintenant que faut-il que je fasse ? Je ne puis plus être un apôtre. Ceux-là me repoussent et je les comprends. Qui accepterait le sel du baptême offert par la main de Judas. Je ne puis plus être un potier ; qui voudrait garder son huile dans une jarre pétrie par Judas ? Je ne puis plus piocher la vigne de mon père, je ne puis plus fonder une famille. Qui voudrait être le fils de Judas ? Mon souvenir sera maudit dans les siècles des siècles. Les meilleurs me refuseront une prière. Plus jamais un petit enfant ne sera baptisé de mon nom. »

     Dans le temps même où l’œuvre marseillaise devenait universelle, dans le temps où, grâce au film, le monde entier connaissait le Vieux Port et le Pont Transbordeur, moins haut, il est vrai, mais assurément plus large que la Tour Eiffel, dans le temps de la gloire marseillaise de Pagnol, une autre gloire mûrissait, se préparait lentement, la gloire de son père qui est aussi la gloire de la Provence.

     Cette œuvre, plus confidentielle, plus discrète, cette recherche de son temps perdu ne cessent de nous émouvoir.

     Ils partent le samedi après la classe. Leurs mains sentent encore l’encre violette et la craie Robert. La classe est sacrée. L’idée ne vient à personne de l’abréger. Même le 28 février 1895, après-midi de la naissance de Marcel, Joseph Pagnol ira faire sa classe.

     Si le programme est terminé, on fait une dictée supplémentaire ou encore on lit un conte d’Alphonse Daudet. Lorsque le directeur accordera un congé du lundi matin, ce congé ne sera accepté qu’avec inquiétude et réticence.

     Ils portent sur leurs épaules, sur leur dos, au bout de leurs bras leurs valises et leurs sacs, leurs meubles et leur nourriture. Ils sont contraints a de longs détours. Ils contournent, épuisés, mais la conscience pure, les propriétés des riches, ou bien grâce à la complicité d’un garde-canal, ils traversent ces parcs, moins las, mais constamment anxieux. Enfin ils arrivent. Le grand pavage de ma vie, dit Pagnol, c’est le massif de l’Étoile, ce sont les collines qui vont d’Aubagne à Aix, avec, au fond, Sainte-Victoire et la Sainte-Baume. Ce sont aussi les paysages de Mistral et de Cézanne. Dès le lendemain matin, c’est le bonheur, le bonheur de la campagne et de la montagne qui les accueillent et les entourent, le bonheur de la liberté, des courses indépendantes à travers les landes, les champs et les bois. Tout est source de bonheur, l’arbre qui abrite fraternellement le Commanche et le Visage Pâle, les fleurs des collines qu’on rapporte à sa maman, les petits lézards gris qui ont le brillant de la plombagine, le lièvre, la lièvre qui brusquement débouche, les pièges savamment tendus, tendus par douzaines de douzaines ou vont se prendre les oiseaux sédentaires et les oiseaux migrateurs, ces pièges qui tiendront une place si importante dans l’œuvre rustique de Pagnol. De même que César et Fanny ne pouvaient être séparés des quais et de la mer qui les entoure, de même Joseph, Jules, Marcel et le petit Paul se confondent avec les rochers et les boissons de la montagne d’Aubagne. C’est là une très forte expression du génie de Pagnol ; cette alliance, cette union étroite de l’homme et de son milieu, alliance, union qui sont probablement les plus solides raisons du bonheur, et que nous perdons. Mais, ici le regard est celui d’un enfant. Non pas l’enfant que décrivent trop souvent les adultes écrivains, soit image d’eux-mêmes, pompeux et pontifiant, soit sous-développé et mentalement insuffisant, mais l’enfant véritable avec son observation patiente et souvent pénétrante, sa logique loyale, ses conclusions irréfutables. Avec aussi le refus du mal, la connaissance certes et l’utilisation intéressée de petits artifices, des mensonges permis, mais le refus du mal qu’il est moins difficile qu’on ne le dit de distinguer du bien. On trouve paix et réconfort en ces temps de fantasmes, de complexes, à redécouvrir des sentiments simples et vrais, l’amour du petit garçon pour sa mère et les efforts qu’il fait pour soulager sa peine, l’admiration de son père, le souci que donne l’oncle meilleur chasseur, la gloire enfin des bartavelles. Il ne s’agit pas d’une existence facile. Ces familles d’instituteurs mènent une vie dure. L’argent est rare. Tout peut être catastrophe, la maladie, le froncement de sourcils de ce personnage redoutable, l’inspecteur d’académie. Les fardeaux qui courbent les épaules lors des départs pour la campagne sont probablement moins lourds que ceux de la vie de tous les jours. Le bonheur, malgré les fardeaux, naissait du courage et de l’accord avec la nature. Le mythe du bon sauvage ne peut plus être complètement retenu. Nous savons tous les malheurs qui frappent les populations primitives et leur vie rude entre le cru et le cuit. Nous observons avec admiration, mais aussi avec inquiétude, les progrès de certaines techniques. Nous ne sommes pas toujours assurés qu’elles vont augmenter le bonheur de l’homme.

     Au début de ce siècle, au temps de la bicyclette, de la première eau courante dans les maisons, des premières lampes électriques, un état de l’homme avait été atteint, probablement meilleur que ceux qui l’ont précédé, meilleur peut-être aussi que ceux qui le suivront. Marcel Pagnol a exprimé ce bonheur. La lecture de ses livres de souvenirs évoque une double nostalgie, nostalgie du paradis perdu de l’enfance, mais aussi nostalgie d’un autre paradis perdu, celui des félicités simples, sans psychanalyse, et sans fusées stratosphériques. Là est peut-être un des motifs du succès persistant, du succès universel de l’œuvre de Pagnol.

    L’eau court à travers la Provence, sous la Provence, eau vive de Giono, vive de la vie universelle et qui nous l’apporte : « La vie c’est de l’eau, mollis le creux de la main, tu la gardes, serre le poing et tu la perds », eau moins épique, plus secrète de Pagnol : « Les sources ça ne se dit pas » déclare, rougissant, avalant sa salive, le petit Lili. « S’ils savaient les sources, ils pourraient boire, ceux d’Allouch ou ceux de Peypin, et alors ils viendraient chasser tous les jours, et puis il y aurait tous ces imbéciles qui font excursion. » L’eau est à la fois nourricière et cachée. Elle court, cristalline, entre les lièvres et les chevreaux qui dansent ; même perdue, elle fait peut-être boire les oiseaux. Elle est dissimulée par les méchants comme on dissimule un trésor. Elle est passionnément cherchée par Jean de Florette et le tuera par son absence. Elle est connue par les bergères, par les enfants, bien avant d’être découverte par l’ingénieur de la ville, venu avec son orographie au secours du village assoiffé. Elle emplit la grotte du grand duc. C’est l’eau des collines que découvre Manon, celle qui aurait sauvé son père et qui gaspille sa richesse dans la roche stérile et la nuit souterraine, l’eau qui dort dans les lits silencieux avant d’émerger, avant plus tard de s’enfoncer dans la mer, cette eau des sources que Pagnol a tant aimée qu’elle figure sur son épitaphe « Fontes, amicos et uxorem dilexit ».

     Ceux qui en 1942 parcouraient le Sud-Est de la France, au temps du vivre clandestin, se trouvaient souvent entourés par les fleurs, les animaux, les hommes de Pagnol. Leurs misères, leurs soucis, leurs angoisses se mêlaient à ces fleurs, à ces animaux qui les apaisaient ou les enchantaient. Tout au nord, ils passaient les nuits dans les fossés de Valréas, de Valréas où vécut et travailla le grand-père, maître carrier, de Marcel Pagnol, celui de l’aventure parisienne avec l’aimable mère des compagnons. Ils suivaient, d’Aubagne à Cassis, les chemins de Pagnol pour aller, dans les calanques, accueillir les felouques chargées d’armes. Ils cherchaient, tout autour de Marseille, les terrains de parachutages. Ils écartaient les cistes, les chardons, les romarins, les genêts élastiques qui viennent parfois fouetter le visage du suivant. Ils montaient dans une herbe rude et jaunâtre, dominée par les fenouils, les térébinthes, les jeunes pins, de grands buissons d’églantine et ça et là des pruniers hérissés de branches mortes ou quelque figuier suffoqué par ses rejetons. Ils dormaient le jour au pied d’un olivier antique. Parfois se levait une compagnie de perdrix ou des lapins qui s’étaient préparés pour la broche en se nourrissant de thym, ou de grands lièvres presque rouges. Solitaires, ils ont souvent espéré rencontrer les charmantes expéditions de Jean de Florette et de sa famille, la petite Manon à califourchon sur l’âne, sa mère gracieuse sous le chapeau de paille. Ou bien, affamés, comme on l’était en 1942, ils songeaient avec envie à ces nourritures simples de Giuseppe et de Baptistine, aux amandes, aux noisettes, aux crêpes de polenta, réchauffées sur une pierre brûlante, saupoudrées de grains d’anis, ou encore aux nourritures sauvages : les champignons sanguins, les grosses pignes, les morilles spongieuses, les escargots nourris de thym, les merles parfumés au myrte, les grives gorgées de genévrier.

     La Provence de Pagnol n’est ni celle de Giono, montagneuse, plus lyrique, ni celle de Daudet, plus proche, au moins en partie, des petites villes. Elle est la Provence des chevriers, des petits fromages ronds incrustés de pèbre d’ail, de la soupe de basilic.

     Comment ne pas évoquer Virgile dont Pagnol est si proche? Comment, en écoutant cette page de la préface de la traduction des Bucoliques, ne pas se demander si elle a été écrite par Virgile ou par Pagnol :

     « Et ego in Arcadia

     Moi aussi j’ai gardé les chèvres avec Ménalque et j’ai cherché ce bouc perdu et j’ai lancé des pierres bourdonnantes, avec une adresse assez grande pour ne pas atteindre le vagabond. Sur les collines de Provence, dans les ravins de Baume source, au fond des gorges de Passe-Temps, j’ai suivi bien souvent mon frère Paul qui fut le dernier chevrier de l’Étoile. Il s’éveillait avec le jour, et son sommeil avait imprimé sur sa joue quelques grains de genièvre ou le dessin d’un épi de lavande. Il portait la grande houlette en bois de cade, formosum paribus nodis atque aere, et, comme Ménalque, il savait jouer de l’harmonica qui n’est rien d’autre qu’une flûte de Pan perfectionnée. Au lieu de calamos conjungere plures, ainsi que Pan instituit, je l’avais acheté pour lui dans un bazar d’Aubagne. Il avait composé des fugues qu’il jouait avec les réponses de l’écho des trois bergers. Il fallait d’abord chercher la bonne distance, elle variait selon la longueur du thème proposé et la direction du vent. Quand il l’avait trouvée, il lançait la première phrase et l’écho la reprenait pendant qu’il attaquait la seconde. Ce petit concert était d’une beauté magique surtout pendant les nuits d’été. Tout le paysage y participait, le silence brillant des étoiles, l’odeur du thym, le tintement d’une clochette, la ligne d’argent d’un grillon, et cet harmonica grêle et tendre enseignait enfin la musique à l’écho millénaire des roches bleues. »

     L’année même où naît Marcel Pagnol, dans la ville d’Aubagne, sous le Garlaban couronné de chèvres, cette même année 1895, à quelques kilomètres, en gare de la Ciotat, les frères Lumière (des Lyonnais, ô Monsieur Brun) font leurs premières expériences de cinématographe. Pendant quarante ans, Pagnol et ses paroles, le cinématographe et ses images, exactement contemporains, exactement concitoyens, vivent séparés.

     Le cinéma, qui, entre-temps, avait perdu deux de ses syllabes en attendant d’en perdre une troisième, devient parlant vers 1930. Pagnol comprend aussitôt l’importance de cette transformation, de cette nouvelle naissance. Pourtant le cinéma parlant est d’abord incertain. « Je suis cinéma, voyez mes images, je suis théâtre, vivent les dialogues. » Incertain et peut-être stérile, infécond, comme le sont, en biologie au moins, les hybrides. Pagnol, l’un des premiers, prévoit l’avenir de l’art nouveau. Il accepte tout, les difficultés, les facilités du début pour préparer un futur triomphe. Tantôt il transforme ses propres comédies, ses romans. Tantôt il adapte et souvent modifie profondément le texte d’un autre écrivain, de Giono, de Daudet. Tantôt il crée entièrement une œuvre nouvelle : tel est Merlusse, tel est le Schpountz, satire plaisante et forte du monde du cinéma qui rappelle ces pièces de Molière où l’on voit les acteurs tout à la fois jouer et se moquer d’eux-mêmes.

     « Monsieur de Charlus, avec un sourire compréhensif, bonhomme et insolent, répondit : mais voyons cela n’a aucune importance ici. Et il eut un petit rire qui lui était spécial, un rire qui lui venait probablement de quelque grand-mère bavaroise ou lorraine qui le tenait elle-même tout identique d’une aïeule de sorte qu’il sonnait ainsi inchangé depuis pas mal de siècles dans les vieilles petites cours d’Europe et qu’on goûtait sa rareté précieuse comme celle de certains instruments anciens devenus rarissimes. »

     Soudain Proust s’interrompt, se décourage : « Il y a des moments où pour peindre complètement quelqu’un, il faudrait que l’imitation phonétique se joignit à la description. »

     Pagnol, qui analyse ce texte, ajoute : « Il semble que, pour la première fois, ce très grand écrivain n’ait pas choisi le mot juste. Il a écrit phonétique, il voulait évidement dire phonographique car la phonographie, depuis 1885, avait repris le problème à sa base. Le nouveau moyen de fixation n’utilisait aucun signe conventionnel et il rendait possible l’enregistrement immédiat des voix avec leur timbre, leur rythme, leur intonation ainsi que les sons et les bruits que l’écriture n’avait jamais pu que suggérer. Le mariage de l’idéographie sous sa forme cinématographique et de l’écriture phonétique sous sa forme phonographique nous a donné le film parlant qui est en effet la forme parfaite et presque définitive de l’écriture. »

     Dès lors, Marcel Pagnol va exercer une double action. D’un côté il est maître d’œuvre : il fait tout. Engagé à partir de la quarantaine dans une vie nouvelle de création et d’organisation dont il assume toutes les responsabilités, présidant la Société des Auteurs Associés, écrivant les scénarios, montant ses propres studios à Marseille, choisissant et acquérant les collines et garrigues de Provence, exceptionnellement doué pour les affaires, conduisant en expert les négociations commerciales inévitables, choisissant les acteurs et quels acteurs, construisant une ferme, trouant le mur d’une ferme pour y placer la caméra, construisant un village pour y faire passer le vent, cherchant les puits, les sources et les trouvant, ne voyageant presque jamais et en tous cas ni en avion ni en bateau, dirigeant les équipes sur le terrain, provoquant ou apaisant les querelles selon qu’elles sont nécessaires ou inutiles, vêtu du blouson et de la chemise à col ouvert, laissant dans sa voix sonore chanter l’accent raffiné des paysans de Provence, serviable à tous, tutoyant et tutoyé, mais aussi patron dont on ne discute pas les ordres, il crée un cinéma populaire sans être inférieur, universel dans ses effets bien que provençal dans sa conception, durable et qui traverse les années sans vieillir.

     D’un autre côté, Pagnol ne cesse de méditer sur son art. Sa cinématurgie est une méthode. C’est d’abord la joie de la liberté conquise. Les contraintes écartées, les conventions éliminées, l’unité de lieu abandonnée, la pièce conçue en cinquante, cent, trois cents actes, les répliques tonitruantes inutiles, les chuchotements retrouvés. C’est qu’un peu plus tard la découverte de nouvelles contraintes, celles des techniques du cinéma, contraintes exaltantes parce qu’elles sont neuves et qu’elles suscitent une nouvelle liberté. « Où est-on plus libre que sous l’écorce d’un chêne ? », disait un illustre prédécesseur. Ce sont encore des réflexions sur l’image et sur la durée. L’auteur dramatique, et plus encore ses acteurs, souffrent d’être localisés et éphémères. L’image change tout. La question, écrit Pagnol, est de savoir si, du point de vue supérieur de l’art, l’image de l’acteur ne vaut pas mieux que l’acteur en chair et en os. Ombre parmi les ombres, image parmi les images, l’acteur devient exactement aussi vrai et aussi faux que le décor. Sa voix n’est plus la voix d’un homme. Elle est celle d’un personnage qui vivra en dehors de l’acteur, affranchi des misères et des variations. Aux acteurs, ajoute Pagnol, le cinéma ne confère pas seulement le don d’ubiquité (car ils jouent dans cinquante villes différentes), mais encore il arrête le temps et les installe dans la durée.

     « Déjà plusieurs de mes amis sont sortis de scène quand la sonnette du régisseur des morts les appela dans la coulisse d’où ils ne seraient jamais ressortis autrefois. Par bonheur il nous reste leur film et voici qu’un rayon de lumière magique suffit à les ressusciter. Ce ne sont plus des disparus. Leur voix sonne comme jadis. Ils marchent et ils font des gestes parmi d’autres acteurs qui sont toujours vivants. Ils n’ont pas perdu leur talent. Ils exercent encore leur art. Ils font encore leur métier. C’est un grand art que celui qui fixe des chefs-d’œuvre éphémères, qui fait danser les danseuses mortes et qui garde à notre tendresse le sourire des amis perdus. »

     L’homme est contradiction a dit un grand penseur chinois contemporain. Marcel Pagnol, tantôt exalte le cinéma, tantôt le tient pour un art mineur. La contradiction n’est peut-être qu’apparente ; l’universalité, l’éternité conférées sont exaltées, la technique est mineure. De grands écrivains avant Pagnol. avaient subi la tentation du cinéma. Ainsi Jules Romains et Donogoo Tongka. Mais tentations et tentatives restaient isolées. Pagnol lui, s’exprime aussi bien par le cinéma que par le théâtre, les souvenirs d’enfance, les romans. Il est probablement le premier a le faire. Certes tout grand poète, tout grand musicien offre à chaque lecteur, à chaque auditeur des harmonies différentes, que le lecteur, le spectateur, l’auditeur reconnaîtra ou imaginera selon sa culture, sa nature, son attention. Pagnol offre à son lecteur, à son auditeur, à son spectateur ces différents thèmes, ces différentes harmonies préparées, accessibles, plus aisément reconnues. Ainsi s’explique pour une large part cette audience populaire qu’avaient avant lui obtenue les grands poètes épiques de la Méditerranée. La supériorité du cinéma n’est pas constante. Si on se limite aux œuvres qui appartiennent entièrement à Pagnol et qu’il a traitées par des méthodes différentes, il est permis de préférer le Marius du théâtre au Marius du cinéma, la Manon des sources du roman à la Manon des sources du cinéma.

     L’œuvre cinématographique suscita dès son début, surtout à son début, des critiques, des controverses animées. Deux remarques de notre éminent confrère, René Clair, peuvent être ici rappelées. La première remarque a été formulée en 1950 au terme des querelles, cordiales mais vives, qui longtemps l’opposèrent à son ami Marcel Pagnol.

     « L’amitié n’est pas évoquée comme une simple formule de politesse. Je n’ai jamais pu discuter sérieusement avec Marcel Pagnol que loin de lui, c’est-à-dire par écrit. Face à face, on ne résiste pas au charme de cet extraordinaire personnage qui, après avoir connu les plus grands succès de théâtre de notre temps, se lança dans le cinéma avec l’enthousiasme juvénile qu’il apporte dans toutes ses entreprises, se fit producteur de films, bâtit un studio de prises de vues, organisa un laboratoire... Il fit preuve d’une distraction des plus heureuses quand il composa des films comme Angèle, La Femme du Boulanger ou Manon des Sources. Quoique notre dispute n’ait pas de fin prévisible, il s’arrangea pour avoir le dernier mot par avance, en publiant vers 1945 un article qui en rappelait les phases principales et se terminait ainsi :

     « Sans l’avouer nous nous sommes mutuellement convaincus. Il s’est mis à faire des films parlants qui parlent. J’ai cherche, à cause de lui, à réaliser des images. Si notre querelle continue, et je crois qu’elle durera aussi longtemps que notre amitié qui est indestructible, je finirai par tourner des films muets...  »

     La seconde remarque de René Clair est de 1970 : « Quelques farfelues que soient nos divagations, et tout improbables qu’elles paraissent, il est une chose certaine : le spectacle cinématographique ne gardera pas la forme que nous lui connaissons, et, en regard des bouleversements qui nous attendent, combien les disputes sur l’éthique et l’esthétique des ouvrages contemporains semblent dérisoires. L’avenir des moyens d’expression, dont notre cinéma n’est qu’un précurseur défie la raison.

     Revenons à d’Alembert. Il faut souvent revenir à d’Alembert. Il passe des Sciences aux Lettres, ou, pour parler avec les mots de son siècle, du Portique et du Lycée au Temple des Muses et des Beaux-Arts sans en ignorer la langue et sans y paraître étranger. Pagnol suit apparemment une démarche inverse, l’évolution se faisant du théâtre vers la science.

     Apparemment pour l’un et pour l’autre. D’Alembert allie d’emblée les préoccupations du philosophe à celle du savant. Pagnol, dès son plus jeune âge, porte le plus vif intérêt aux techniques et aux sciences. En fait, il croit au plaisir d’inventer ; il veut déjà inventer une invention. Ses premiers héros sont Bernard Palissy, Denis Papin, Pasteur. Il a passé, disent ses biographes, plus de temps dans ses divers ateliers encombrés de lames de scie, de clés, de mèches et de chignoles que devant sa table d’écrivain.

     Il maniait les outils avec une dextérité étonnante. De cet atelier sortent des prototypes, la Topazette, merveilleuse automobile gouvernée par le nombre 3, 3 chevaux, 3 vitesses, 3 roues, 3 places, 3 litres aux 100, 3 000 Francs, la goupille empêchant les écrous de se dévisser, le frein S.O.S. qui faisait jaillir un trépied qui élève vers le ciel la voiture... en défonçant la route il est vrai, les images invisibles que l’on insérerait dans le film de cinéma, que l’œil des spectateurs ne verrait pas, mais que leur subconscient recevrait et qui influencerait leurs sentiments.

     Il n’est pas interdit d’aborder avec gaieté, voire avec ironie, les grandes questions de la science et de la technique. Des éclairages nouveaux, utiles peuvent ainsi être proposés. D’Alembert avait donné l’exemple. Précurseur, là encore, il avait conçu l’idée d’une antiphysique qui expliquerait et démontrerait, par des raisonnements non moins plausibles que ceux de l’école, le contraire précisément de la vérité admise.

     Un peu plus tard, Marcel Pagnol se consacre aux sciences fondamentales. Il acquiert, autodidacte, les connaissances nécessaires. Il lit les mathématiciens, les physiciens, les biologistes. Il médite, travaille, écrit. Je dois à la générosité de Madame Jacqueline Pagnol d’avoir pu consulter et étudier les carnets de notes scientifiques de Marcel Pagnol. Permettez-moi d’entrouvrir ici ces carnets inédits. Le grand homme de lettres, de théâtre, de cinéma s’attaque, avec la fraîcheur d’un néophyte, aussi bien aux vieux problèmes qu’aux recherches récentes.

     Voici un travail sur les nombres premiers, sur les principes qui les gouvernent, un essai de démonstration du théorème de Fermat, une étude sur la géométrie des pyramides, d’autres encore sur la loi de Mariotte et ses limites. On le trouve, presque à chaque page, préoccupé, fasciné par les forces qui nous entourent et que nous ne percevons pas : le magnétisme, l’électricité, les ondes hertziennes, la radioactivité. Puisque tant de forces et si variées ont longtemps été méconnues. pourquoi ne pas supposer l’existence de radiations non encore appréhendées et qui, maîtrisées, pourraient modifier le destin de l’homme. D’où des hypothèses sur la nature éventuelle de ces radiations, sur leurs relations avec l’énergie.

     Ces feuillets sont couverts d’une large et belle écriture, d’une écriture venue de son père instituteur et de l’école primaire, d’une écriture où l’on reconnaît les pleins et les déliés. Parfois, au détour d’une page, apparaissent des formules algébriques ou le dessin d’une machine, par exemple le dessin d’un moteur utilisant la force du froid.

     De l’arithmétique, de la physique, il passe à la physiologie, à la médecine. Le lecteur hématologue s’aperçoit, avec surprise et admiration, que l’auteur de Topaze connaissait parfaitement les mécanismes pourtant complexes de la coagulation du sang, qu’il propose des explications ingénieuses et neuves de certaines hémorragies. Le gériatre y trouve une « définition de la vieillesse » elle fabrique des cellules normales ou presque, mais mal distribuées. Un vieillard bien portant, écrit-il, a le cou maigre et du ventre ». Précurseur, il prévoit des relations entre la nature de sol, les radiations telluriques et la physiologie des populations, leur ethnologie. Il étudie les Incas, les Mayas. Il admire la sagesse de la nature qui ne fait rien sans cause ni raison. Il estime les savants, mais aussi il les surveille et se méfie d’eux. Il se propose d’écrire : « La Science, Grandeur et faiblesse. »

     «  Grimpés dans l’arbre de la Science, les savants étudient là-haut les fleurs, les feuilles, les brindilles avec une minutie, une intelligence qui paraissent admirables, mais ils refusent de s’occuper du tronc et des racines. Parfois ils découvrent dans une brindille une anomalie. C’est un défi à leur système. Beaucoup refusent d’en tenir compte. D’autres la classent sous la rubrique «  curiosités ou jeux de la nature ».

     Parfois il s’en trouve un qui veut aller au fond de la petite affaire. Celui-ci, dans un éclair de génie, se demande si la petite affaire ne remet pas tout en question. Il quitte la fraîcheur du sommet feuillu. Il redescend de branche en branche. Il examine le tronc, puis les racines et pousse tout à coup un cri d’alarme. Là-haut, dans les feuillages, nul ne semble l’avoir entendu. Alors il appelle les passants et leur montre la pourriture qui dévore les racines. Beaucoup s’arrêtent et crient avec lui. Là-haut les savants, interdits tout d’abord, arrêtent un instant leurs gracieux exercices, puis, tous en chœur, ils appellent à grands cris la police. Elle arrive aussitôt, disperse les passants à coups de botte, emmène l’alarmiste et l’enferme dans une prison ou chez les fous. Il y vivra dans une déprimante obscurité en répétant à voix basse : et pourtant elle tourne ».

     Je n’aime pas les apothéoses, disait-il, mais il aimerait peut-être cette gloire, sa gloire, la gloire de Marcel Pagnol faite de Méditerranée, d’amitié et de rire, de Méditerranée qui, d’Homère à Virgile et toujours recommencée nourrit sa culture, qui tantôt entoure ses héros dans les ports, tantôt les invite au voyage, et que l’on devine toujours proche des collines, des ravins, des garrigues, de l’amitié, de la tendresse profonde qui inspirent toute son œuvre ; amitié, tendresse pour ses parents, pour le cher petit Paul, pour le cher petit Lili et son capuchon pointu, pour ses héros réels ou irréels mais tous vrais, pour Panisse et pour Manon, pour les instituteurs et les bergers certes avant les autres, mais finalement pour tous les hommes, de rire enfin, de ce rire qu’il a lui-même si magnifiquement loué. « Faire rire ceux qui rentrent des champs avec leurs grandes mains tellement dures qu’ils ne peuvent plus les fermer, ceux qui sortent des bureaux avec leurs petites poitrines qui ne savent plus le goût de l’air, ceux qui reviennent de l’usine la tête basse, les ongles cassés, avec de l’huile noire dans les coupures de leurs doigts, faire rire tous ceux qui mourront, faire rire tous ceux qui ont perdu leur mère ou la perdront, faire rire ces êtres qui ont tant de raisons de pleurer. Celui qui possède ce don-là leur donne la force de vivre et on l’aime comme un bienfaiteur. »