Discours de réception d’André Chevrillon

Le 21 avril 1921

André CHEVRILLON

Réception de M. André Chevrillon

 

M. André Chevrillon, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Étienne Lamy, y est venu prendre séance le jeudi 21 avril 1921, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

La vie de l’homme politique et de l’écrivain dont j’ai à vous parler fut longue et doublement active. L’étendue de la tâche que vous m’avez confiée ne me laisse pas vous exprimer aussi amplement que je le voudrais ma reconnaissance pour l’honneur que vous m’avez fait en m’admettant parmi vous. Sans doute, je ne l’avais pas assez pleinement conçu quand j’osai me présenter à vos suffrages. C’est que, pour mettre vraiment l’esprit en mouvement, un simple possible n’a pas la vertu du réel qui nous oblige à nous adapter. Mais à l’instant où je sus que cet honneur m’était accordé, apercevant à la fois tout ce que signifient le présent et le passé de votre Compagnie, j’ai senti, non sans confusion, ce qu’avait été ma témérité.

J’aime à me dire qu’une raison de votre indulgence, c’est que vous vous êtes rappelé celui de qui tant de jeunes hommes ont appris à penser, et dont je n’ai plus particulièrement reçu les conseils et les encouragements que parce que le hasard m’avait placé près de lui. Il aimait tant la jeunesse, et il aimait tant son art ! Aussi, quel élan de son accueil aux débutants qui venaient à lui ! — à moins que le même élan ne le menât chez eux. Rien n’est plus vrai que la visite du vieillard illustre, auteur des Origines de la France Contemporaine, au jeune Roemerspacher. En une minute émouvante, souffrez que je me retourne vers le clair et haut esprit, l’âme candide et probe, stoïcienne et secrètement tendre qui voulut m’initier, il y a quelque quarante ans, à l’Art, à la Pensée, à ce culte de la Vérité qu’elle a servi de façon si constante. Quelques-uns d’entre vous, Messieurs, furent aussi ses disciples ou ses amis : il m’est doux de penser que je ne suis pas seul ici à me souvenir.

Parler d’Étienne Lamy n’est pas nous éloigner beaucoup de celui que je viens d’évoquer. Était-ce, comme eût dit Beyle, « un brevet de ressemblance » que l’approbation accordée par le plus âgé des deux écrivains au plus jeune, quand il disait après la lecture d’un article de celui-ci : « Je ne connais pas l’auteur, mais s’il se présentait à l’Académie, je lui donnerais tout de suite ma voix » ? Non. Un grand critique comprend et admire des esprits très différents du sien. Pourtant les analogies sont nombreuses, surprenantes parfois, à côté de si profondes différences, entre les deux esprits. En chacun, même individualisme profond, lié aux certitudes les plus impérieuses du devoir ; même valeur sociale attribuée au libre jeu des facultés actives ; même idéal politique où la part de l’association spontanée et des corps secondaires est si grande ; même point de vue pour juger les régimes qui se sont succédé dans notre pays ; même idée du rôle civilisateur du christianisme dans les sociétés d’Occident. Mais il suffit d’indiquer ici une fois pour toutes cette ressemblance ; vous en reconnaîtrez tous les traits, et qu’elle est vraiment naturelle. Toutes les idées d’Étienne Lamy se lient et s’accordent trop bien pour ne pas procéder spontanément d’un même esprit. Elles participent de la belle unité de sa personne et de sa vie.

 

Il est issu d’une famille du Jura. À l’orée du village de Cize, quand on vient de Champagnole, on voit, sous les noires sapinières, deux vieilles maisons qui se font face. Là vécurent les aïeux paternels et maternels de votre confrère. Là ses parents se connurent comme s’étaient connus leurs parents, d’un côté à l’autre de la route. En 1838, Mlle Hermine Pernet, fille du capitaine Pernet, et M. Victor Lamy s’épousèrent.

À ce moment, celui-ci devait être bien plus charmant qu’il ne m’est apparu en certain portrait de 1860. Mais dans ce bourgeois en frac et haute cravate, barbe grise en collier, qui se tient si haut et si droit, comme on sent la force, la rectitude, les convictions de toute une vie ! C’était un chrétien très ferme. À l’époque de son mariage, il était déjà établi à Paris, où il vendait de la soie grège, et tel était ce marchand que, cinquante-cinq ans après sa mort, je sais telle famille de ses clients qui garde le culte de sa mémoire. Il revenait souvent à Cize, où l’on se souvient encore du bien qu’il faisait. Un homme de bien, c’est le nom que donnait à son père le petit Étienne dans une lettre qu’il écrivait à sept ans, et ce mot revient sous la plume de Madame Lamy quand elle parle de son mari. Il traduisait un idéal de famille.

Pour Madame Lamy, beaucoup d’entre vous, Messieurs, l’ont connue, puisqu’elle vécut assez pour voir entrer son fils à l’Académie. Ils se la rappellent telle qu’ils la voyaient chez elle, place d’Iéna, dans sa bergère, en petit bonnet de douairière, vieille dame aux belles mains, aux joues de rose fanée, qui, ayant toujours vécu dans le même ordre, y trouvant sa foi et sa règle, a gardé sa candeur première et ses beaux équilibres. Ils se rappellent sa souriante dignité, sa parole spirituelle et mesurée, sa courtoisie presque cérémonieuse dans l’amitié, tout ce rayonnement de paix qu’elle entretenait autour d’elle, et qui, pour son fils, fut, soixante ans durant, le plus grand bienfait de l’existence. En 1838, les roses n’étaient point fanées. La beauté de Mme Victor Lamy, sa culture, son vif esprit lui valurent d’exquises amitiés. Octogénaire, elle se rappelait l’émoi de sa présentation à Chateaubriand, et elle avait gardé les mitaines de dentelle qu’elle portait quand le demi-dieu lui baisa la main. Elle connut de bonne heure la duchesse de Galliera qui devait aimer son enfant comme un fils.

 

Je ne puis qu’indiquer ces origines d’Étienne Lamy. Ce que nous en voyons suffit à montrer à quelle profondeur il fut « raciné ». Par tous ses ascendants, il est d’une certaine province de France, l’une de celles où le sentiment de la patrie locale est le plus vif. Entre les longs plis sombres du Jura, à 700 mètres de hauteur, on est dans un pays à part, tonique, sévère, où tout incline l’âme au sérieux et l’excite à l’effort : on dit que les habitants de ces hautes terres dédaignent un peu les gens de la plaine. Mais la famille où il naît vient d’entrer dans la grande circulation française. Elle appartient à une classe qui reçoit toute la culture nationale, à cette forte et saine bourgeoisie en qui les disciplines traditionnelles de vie et de pensée ont achevé, précisé les caractères de notre race.

 

Il naquit le 29 juin 1845, sur la terre qui avait nourri toute sa lignée, dans la maison natale de sa mère, qui, de Paris, vint l’y mettre au monde. Au-dessous du toit, en face du pignon paternel qui porte la date 1704, on inscrivit la date 1845. On augurait tant de lui, et pendant sept ans il avait été si désiré ! Il resta l’enfant unique sur qui deux âmes ferventes concentrent leurs puissances d’amour et de dévouement. Il était beau, de singulière vivacité, d’intelligence précoce. On raconte qu’à trois ans, il montait sur une chaise pour haranguer les visiteurs. En 1848, on devait parler beaucoup de Lacordaire et de Lamartine dans la maison de la vieille rue Mauconseil. Rêvait-il de la chaire ou de la tribune ? Sa double vocation s’annonçait : un sermonnaire accompagna toujours, en M. Lamy, l’orateur politique et lui survécut. N’a-t-il pas exhorté à la vertu même l’Académie ?

 

Dans la pureté de cette atmosphère morale (ainsi s’exprimait-il, à l’autre bout de sa vie, en écrivant son testament) deux prêtres, amis de la famille, pourvurent à son éducation. À sept ans, on le mit au latin, dont l’influence marqua pour toujours son style. À onze ans, le Petit Stanislas, mais à l’âge de la première communion, trop de pétulance en cet enfant de belle race fit craindre pour le sérieux de sa préparation. On l’envoya à l’école de Sorèze, dans le Tarn, maison historique, d’origine bénédictine, qu’illustrait à ce moment la présence, à sa tête, du Père Lacordaire. « Je n’ai entendu que deux orateurs suprêmes », dira-t-il un jour : « Lacordaire et Gambetta. » À cet âge si tendre, il a donc déjà subi les prestiges du grand prédicateur. Sans doute, après l’année de Sorèze, l’action du maître continua de s’exercer. Mais sur un enfant sensible, la présence immédiate et quotidienne de cette âme brûlante dut laisser une impression profonde. Le dernier discours public du moine démocrate, son Esto Vir, jeté de la chaire de Saint-Roch à la France qui venait d’approuver l’Empire, lui avait imposé la retraite. Après tant de désillusions, il se retournait vers la jeunesse d’un élan venu de ses puissances refoulées. Il lui soufflait, avec ses invincibles énergies de foi chrétienne, son amour de la patrie et de la liberté, l’excitant à cette vertu du caractère qu’il définissait « la volonté d’être fidèle à soi-même et à ses convictions ». Quand on pense à ce qu’était alors la personne de l’éducateur, à cette figure au regard de feu, consumée par tant d’ardeurs, de luttes et de macérations, on conçoit que, très jeune, Étienne Lamy ait pu recevoir du grand Dominicain l’impulsion qui maintint si haut et si droit le cours d’une vie d’apparence si tranquille.

Les années d’adolescence peuvent se dire vite. Il retourne à Stanislas où l’un de ses maîtres juge déjà qu’il écrit d’un style académique. En vacances, il s’essaye à la poésie, au roman romanesque, évoquant des aventures de mousquetaires. Il voyage en Belgique avec son père. Ce père meurt. Alors commence, pour durer près d’un demi-siècle, ce calme tête-à-tête d’un fils et d’une mère, dont chacun fut tout pour l’autre, et qui se dirent toujours vous. Ce qu’il était en ce temps-là, j’ai pu l’entrevoir par des lettres qu’il écrivait alors à l’ami de toute sa vie. Nulle jeunesse plus claire, plus rieuse et plus sage. Un jour, pourtant, il propose à son camarade une folle soirée : il s’agit d’envahir les coulisses de Déjazet, d’inviter le corps de ballet à souper, et soudain de s’éclipser. Dans ces lettres d’un jeune homme à son camarade, voilà toute la débauche imaginaire. Au foyer paternel, dans le cercle où il fut élevé, régnait en plein Paris cet esprit ancien de civilisation surtout morale, chrétienne, qui, chez de simples paysans du Jura et de Bretagne, assure encore la dignité et la modestie des paroles et des pensées. Sous ces influences d’ordre et de mesure, il grandissait tout droit, comme un jeune arbre dans un verger bien tenu, qui d’année en année multiplie sa ramure.

Au temps où il fait son droit, il commence à beaucoup sentir. Chez la duchesse de Galliera, chez M. Grévy, son compatriote, un peu plus tard, chez Adolphe Crémeux, chez Émile Ollivier, il apprend le monde politique. Il avait d’autres plaisirs : le meilleur, chaque année, était le retour au pays. Quelques mois avant la mort de son mari, dans une charmante lettre, Madame Lamy décrivait ce bonheur après le voyage en Belgique : « Étienne a posé hier le pied sur le sol natal, qui a pour lui mille douces voix, et fait vibrer en lui les cordes les plus sensibles. Son père et lui aspirent à la fin de tous les changements de lieux. Ce qui parle aux yeux et à l’esprit ne satisfait pas : à Cize, le cœur aura tout ce qu’il peut souhaiter. » Voilà ce que sentent ces Français, en retrouvant leur paysage : une émotion du cœur, toute intime, et qui se traduit par les mots les plus simples et généraux. Ainsi se fussent exprimés sous le grand Roi ceux qu’on appelait alors « les honnêtes gens ». Étienne Lamy fut un honnête homme, de l’espèce qu’a louée son cher La Bruyère. Il en avait la religion, la mesure, les bienséances, la culture surtout morale et littéraire.

En 68, nous le trouvons en plein essor, plaidant avec succès, secrétaire de la Conférence des Avocats, orateur écouté à la Conférence Molé, où il connaît Gambetta. Il rédige sa thèse. Il en écrira deux, la Faculté jugeant dangereuse la question qu’il a d’abord choisie : Les Rapports de l’Église et de l’État. Notons ce titre. Comme il a déjà pris ses directions définitives.

C’était le temps où se détendait le régime. Les voix des partis renaissaient, posant toutes les vieilles et nouvelles questions. Monarchie ou Empire libéral ? République bourgeoise ou socialiste ? Internationale ou Révolution française ? Temps passionné, où M. Renan faillit quitter son cher « Corpus » pour un siège de sénateur. M. Lamy tendait tout droit à la politique. Dans une brochure sur le Tiers Parti, il prenait position en écrivant : « Il n’est pas douteux que la République soit la forme future des gouvernements en Europe. » Et l’année suivante, secrétaire de Crémieux, il travaille aux projets de lois pour l’opposition de gauche. En janvier 70, il refuse un poste au cabinet de M. Ollivier, et en avril, c’est lui qui préside, et qui salue Gambetta, au banquet que la jeunesse des Écoles offre à son héros, pour protester contre le plébiscite.

Mais déjà le destin s’écrivait, invisiblement préparé par les erreurs du maître et de tous. La France envahie, Étienne Lamy, fils de veuve, mit quelque obstination à se faire enrôler. « Je me suis engagé dans l’armée active », écrit-il à un ami. « Ma vue m’a fait réformer. Puis dans les mobiles : nouvelle réforme. Enfin dans les mobilisés, cette fois sans me laisser examiner ; j’y ai servi comme simple soldat et vu le feu. » Il fit campagne autour de Dijon.

En février 1871, il fut envoyé par le Jura à l’Assemblée nationale. Vingt-cinq ans, très beau, un air de gravité simple. Il siégeait comme républicain, ce qui, alors, signifiait quelque chose. « Être républicain », dira-t-il, « c’est ne pas vouloir la monarchie. » En 1871, c’était n’en pas vouloir quand les deux tiers de l’Assemblée penchaient pour la monarchie.

Républicain, Lamy l’était d’abord de tempérament, par idéalisme actif, généreuse confiance en la nature humaine, et puis, par ce besoin d’autonomie qui commande sa philosophie politique et adressé contre tout despotisme de droite et de gauche. Et la nature de sa foi religieuse le laissait libre de suivre sa tendance. Foi claire, simple, foi venue de tous les siècles de sa race, trop mêlée à tout son être profond pour jamais lui interdire un élan vers un idéal spontanément conçu. Aussi bien, procédant par Lacordaire des Gratry, Ozanam, Montalembert, de Lamennais lui-même, il voit dans l’Évangile un principe de liberté.

Républicain, il l’est aussi pour des raisons pratiques. Il croit (hélas ! nous n’avons plus cet optimisme) que la République est capable d’entreprendre ce que n’ont pu des régimes toujours occupés à se défendre : la réforme d’une administration à la fois ralentie par l’âge et hypertrophiée. Et à l’Assemblée, c’est son premier acte : il réclame une enquête générale sur les services publics. Elle fut votée, lui-même chargé d’étudier l’état de la marine. Quel examen, Messieurs ! j’ai pu prendre une idée de sa minutie devant dix caisses de notes et questionnaires. Après sept années de recherches, il déposa un rapport qui reste le modèle des enquêtes parlementaires, et surtout le document le plus probant contre les lenteurs, insuffisances, gaspillages des industries et administrations d’État.

Cependant, par la plume, la parole, il combattait les monarchistes. En 1872, dans sa brochure, l’Assemblée Nationale et la Dissolution, il dénonçait l’entreprise de ceux qui, disait-il, « de leur République prétendent exclure les républicains ». De même, le 4 décembre 1873, interpellant le ministère de Broglie sur l’extension de l’état de siège à dix départements nouveaux, il condamnait la tendance d’un gouvernement issu de la volonté de la nation à brider cette volonté.

Il fut l’un des 363. De quel style de Catilinaires, dans son affiche électorale de 77, il condamnait la politique du 16 mai ! Quelle force d’argumentation, quelle densité des paragraphes ! Ce candidat parlait aux ouvriers et commerçants de Saint-Claude comme il allait écrire à la Revue des Deux Mondes.

Il arrivait à la croisée des chemins. Les ressentiments de son parti vainqueur allaient mettre en demeure sa conscience. Le 15 mars 1879, Jules Ferry déposait son projet de loi sur l’enseignement supérieur. La discussion commença, le 16 juin. Le 26, M. Lamy parla contre le projet. « Un parti, dit-il, est au pouvoir pour appliquer, non les théories de ses adversaires, mais ses propres principes. » Par sa hauteur de vues, sa dignité maintenue au-dessus du conflit des passions, ce discours força le respect de ceux qu’il ne persuadait pas. Les positions étaient prises. Comme l’orateur regagnait son banc : « Vous venez de brûler vos vaisseaux », dit Gambetta à celui qui passait pour son futur ministre de la Marine. Le 3 mai 1880, à propos des décrets, M. Lamy redoubla. Se plaçant au point de vue du droit pur, distinguant entre les différentes sortes d’association, ligne à ligne, il discutait les textes anciens que l’on opposait à sa thèse, tous, arguait-il, conçus en des époques de crise ou de violence, périmés, annulés par la longue tolérance des régimes successifs. D’avance, il montrait le gouvernement réduit pour appliquer les décrets, à dessaisir la justice indépendante et mobiliser la magistrature administrative, c’est‑à-dire, résumait-il avec son énergie latine, « n’étant pas sûr des lois et voulant s’assurer des juges ». Il fut seul-des gauches à voter contre le gouvernement. Il n’avait pas eu besoin d’espérer pour entreprendre. « C’est votre plus beau discours », lui dit un collègue. — « Vous parlez à un mort », répondit-il. Un autre aurait pu se persuader que se taire, c’était se garder pour la même cause en des jours plus favorables. M. Lamy ne laissait pas son intérêt leurrer sa conscience. Dès lors, entre ceux qu’il avait combattus au nom de la foi républicaine, et ceux qui, dans la définition de cette foi, introduisaient un article nouveau, il restait isolé. On l’accusa d’incohérence. Aux élections de 1881, un concurrent l’étiqueta orléaniste, et cette définition aida à le tuer. Comment comprendre qu’il échappât aux gaufriers intellectuels des partis.

 

Il avait choisi son sort. Et comme rien ne comptait pour lui que de servir son pays, par la plume, il continua tout de suite de le servir. Il y apportait le meilleur de lui-même, ses dons de penseur et d’écrivain.

 Il commença par de grands articles d’affaires. Suivant encore les débats du Parlement, à propos de chaque grande question, il tentait, comme de la tribune, d’informer et de diriger l’opinion. Les marines de guerre, l’armée, la concentration républicaine, les inquiétudes au moment de l’affaire Schnaebelé, l’équilibre de l’Europe en 1888, les projets de séparation de l’Église et de l’État, l’alliance russe, voilà pendant les premières années de sa vie nouvelle, à la Revue des Deux Mondes, au Correspondant, quelques-uns de ses thèmes successifs. Celui dont l’opinion faisait autorité sur tant de questions, qui apportait à leur étude une compétence si précise, une telle expérience des hommes et des situations, celui-là, Messieurs, voyait vraiment les affaires de la France et aurait pu aspirer à les conduire un jour.

Sous le politique perçait le penseur. Sur les rapports des Églises et de l’État chez les grands peuples d’Europe, sur la nature de la foi et sa résistance infinie aux pouvoirs de ce monde (et ce catholique montrait cette surnaturelle énergie aussi bien chez les juifs du moyen âge et les protestants de la Réforme que chez les catholiques de la Révolution), — bref sur le fond de la psychologie religieuse, l’article qu’il consacrait, en 87, aux projets de séparation de l’Église et de l’État ouvre des vues profondes. Et déjà quelle énergie de style ! « Par quelles armes », demandait il, « investir des assiégés qui reçoivent leur secours d’en haut ? »... « La menace agit sur la foi comme l’insulte sur l’honneur. » Et à propos des anciennes persécutions : « Le supplice élève ceux qui le contemplent à un état d’âme où le présent semble presque le passé, l’avenir déjà le présent. Ne laissant plus entre ce monde et l’autre que l’épaisseur de la hache, il donne à juger la vie à la lumière de la mort. » De ces pages de discussion, les sonores, contagieuses vibrations de l’éloquence sont absentes, mais çà et là, à travers le gris de la dialectique, soudain la pensée atteint aux condensations d’où naissent des frémissements d’éclairs.

Pour un temps, la politique active allait le reprendre. En 1892, la plus haute autorité spirituelle du monde, le diaphane vieillard qui avait apaisé déjà le Kulturkampf, entreprenait de briser le mauvais cercle où s’étaient pris, en France, et semblaient devoir tourner indéfiniment les républicains, adversaires des catholiques parce que ceux-ci, dès 71, s’étaient alliés aux monarchistes, et les catholiques qui restaient alliés aux monarchistes pour défendre leurs croyances. M. Lamy, catholique et républicain militant des premiers jours, incarnait l’idée même de Léon XIII. Nul n’était mieux désigné pour représenter en France la politique du ralliement. L’encyclique est du 16 février 1892. Dès le 1er juin, il publiait sous ce titre : Le Devoir des Conservateurs, un pressant appel aux catholiques de France. Il n’a rien écrit de plus fort, rien où se montre mieux le principal de son talent : cette vigueur de pensée, alliée chez lui à tant de candeur, reconnaissable au serré de l’argumentation comme à la frappe exacte des formules. Il dédaignait d’émouvoir : il expliquait, démontrait. Mais, tout de même, comme l’élan de la conception s’attestait en des mots comme ceux-ci ! « Le temps, dit-on, instruit les hommes ; surtout il remplace ceux qu’il n’a pas instruits... Les monarchistes de 1871 ont été vaincus, non convaincus. Mais leurs fils ont constaté dans la démocratie cette croyance : que la légitimité est le gouvernement des prêtres et des nobles, la royauté parlementaire le gouvernement de la bourgeoisie, l’empire le gouvernement de l’armée, que la république seule est le gouvernement du peuple, que partout ailleurs le peuple est chez les autres, que là il est chez soi »... « Les hommes nouveaux ne comprennent plus l’héroïsme des âges où les vivants s’ensevelissaient dans la tombe des rois morts. Ils ont transformé la question monarchique en question religieuse ; ils ont abandonné la foi morte pour sauver la foi vivante. »

Voilà, Messieurs, des mots qui tombent en sonnant, et ce qui fait leur poids, c’est leur droiture. On ne trompe ici personne. On le dit tout haut : il s’agit en acceptant le régime où l’opinion est souveraine, de réduire l’adversaire à une minorité. Il s’agit, sur le terrain qui faisait son avantage, « de le joindre pour le vaincre ». Et si, envers le parti que l’on va combattre, le geste est si droit, telle est aussi sa franchise vis-à-vis de celui que l’on mène au combat, telle est sa loyauté envers la République, à laquelle, d’abord, on le conduit. « Puisque tout vous sollicite de prononcer un mot, sachez le bien dire ! Il y a une façon de prendre son parti qui est de le pleurer, un air de tenter une opinion comme une épreuve... Nul ne s’étonnera que vous gardiez à la monarchie votre respect. On n’accepterait pas que ce respect cachât une espérance... La république n’est pas pour vous une rade foraine : la république est le port où abordent vos longues incertitudes, où vous prenez terre pour jamais. Voilà ce qu’il faut dire, et pour le dire il faut le croire. »

Qui parle ainsi s’annonce chef, et en 1896, M. Lamy l’est formellement, « chef de la fédération des groupes catholiques » unis dans la politique du ralliement, chef actif, président de comités, fondateur de ligues et de journaux, orateur de meetings, choisissant les hommes, préparant pour le parti qu’il organise les élections de 1898. Pourquoi dut-il aboutir encore une fois à une désillusion ? Pour répondre, c’est tout le dessous de notre histoire intérieure qu’il faudrait sonder, sans doute aussi le fond psychologique d’un pays où l’élan rectiligne des idées les pousse vite à l’extrême de leur développement logique, où leur prestige engage trop les forces de passion et de volonté pour laisser place aux solutions moyennes et pratiques.

 

Mais arrêtons-nous ici à ce qui fut l’essentiel, dans la pensée politique de M. Lamy. Car alors, dans ses grands discours de Bordeaux, de Lyon, de Paris, dans ses articles du Moniteur, dans ses appels et programmes, il la donne tout entière. Et comme il pense véritablement, c’est toute une philosophie politique qui se dégage, la même que des grandes études d’histoire que, depuis 1888, il ne cesse pas de publier.

Comme toujours, lorsqu’il s’agit des principes de l’action, elle procède en lui d’un trait primitif : celui que j’ai déjà nommé son besoin d’autonomie, cette fière énergie de l’homme qui ne laisse pas facilement limiter ses champs d’action. Une certaine culture a fortifié en lui ce trait de nature. Lacordaire lui avait enseigné le culte du caractère, la volonté d’agir de soi-même et suivant ses convictions. Ainsi disposé ; il protestait contre « un système où notre liberté, disait-il, se réduit à élire le pouvoir qui nous empêche d’être libres. » Il aurait voulu intenter « un procès en bornage à l’État », dont les empiétements ont pour effet une diminution générale de l’esprit d’entreprise, — chez les uns parce que trop administrés, chez les autres parce que trop assurés de leurs salaires et retraites. Par la multiplication des fonctionnaires, il voyait aussi les âmes et consciences de plus en plus soumises aux prises de l’État. Mais quand il combattait pour l’individu, il entendait l’individu complet, sans atrophie de sa faculté sociale, — capable et libre de s’associer à d’autres pour des causes et des œuvres qu’il juge siennes, parce que d’intérêt public. Avec quelle ténacité il a fait campagne pour cette liberté ! Il n’avait pas vu les pays anglo-saxons. C’est une aspiration personnelle, profonde, qui l’animait, — atavique peut-être : on sait ce qu’est dans les campagnes du Jura l’habitude de l’association active.

Sa philosophie politique s’appuyait à l’histoire. Il était de ces esprits qui, devant un fait, ont besoin de l’antécédent, ce qui entraîne jusqu’aux origines. Bien entendu, dans cette recherche, il emportait les mêmes critères. C’est pourquoi, dans le développement français, un trait le frappait surtout : l’extension continue du domaine de l’État, la systématique réduction de tous ces corps et groupes naturels qu’il tenait pour les racines vivantes de la société. Pour lui, c’est du grand sarcophage de Rome que ressuscite, avec les formes simples et majestueuses d’art et de pensée, le rêve que vont traduire la simplicité et la majesté croissantes de l’État. Sans doute, la tendance centralisante était ancienne en France. N’est-ce pas celle, au fond, de toute société dans le sens de la logique, celle qui, dans la Rome finissante, avait atteint l’un de ses termes ? Mais à partir de la Renaissance, comme en effet elle se renforce et se définit ! Sous le grand Roi, l’idée se fait doctrine, et le prestige de l’État se confond avec celui de la Raison. Une noblesse domestiquée, détachée de ses devoirs séculaires, des Parlements bridés, une Église asservie. Sur les consciences mêmes, pour que la Foi soit une, le Roi étend sa main souveraine. Autour de son palais, par delà Versailles géométrique, rationnellement s’ordonne la France. Au XVIIIe siècle, une seule liberté reste, celle des théories et des chansons. Et en 1789, tel a été l’excès du mal, que la première réaction est folle. Suppression de tous les pouvoirs du centre, anarchie de 36 000 communes, usurpation de Paris sur toutes. Alors reprise, accélération du mouvement séculaire, absorption totale de l’individu et des corps, inquisition d’État imposant des religions nouvelles, règne sanglant de la Raison. Le cercle s’achève, et le nouveau maître surgit. On devine ce qu’en pense l’homme qui juge ainsi les divers temps de notre histoire. Génie prodigieux, mais aux circonstances nouvelles, c’est le gouvernement transmis par Louis XIV à la Révolution qu’il adapte. « Il en enlève la rouille, il en lave le sang, et comme il est dans sa nature de perfectionner tout ce qu’il touche, il perfectionne aussi le despotisme. »

Dès lors, la démocratie peut succéder à l’autocratie. Sans doute, elle apportera aux citoyens les libertés de pensée, de parole, de presse, les seules pour lesquelles, au XIXe siècle, ils se passionnent et se battent, non les essentielles libertés d’action, les autonomies véritables. À travers les révolutions, une même construction persiste. Une construction, et non pas une forme organique : « Nous avons, dit M. Lamy, couronné de liberté un édifice despotique par la base, et mêlé le suffrage universel à des institutions créées pour le gouvernement d’un seul. »

Ainsi, au risque de mécontenter tous les partis, lui aussi s’est attaqué à chaque forme successive de l’État dans la France moderne : monarchie, gouvernement révolutionnaire, empire. À toutes, il a jeté ce reproche de n’avoir laissé en France que des millions d’individus désassociés ; il le dit : « un sable, une poussière d’individus, docile à tous les courants révolutionnaires comme à tous les despotismes ». Pure multitude d’où le César peut sortir de l’anarchie et l’anarchie du César, comme ces créatures qui se reproduisent par générations alternantes.

Messieurs, les choses ont changé. Les Français apprennent cette liberté qui, en effet, « s’apprend et ne se prend pas ». Une ombre de César a pu surgir : d’elle-même, elle s’est effacée. Aujourd’hui, instruits par tant d’expériences, mieux que d’autres peuples qui passaient pour plus sages, ils résistent à des courants révolutionnaires actifs en Europe. Les vues que je viens de rappeler peuvent sembler d’un pessimisme excessif. Elles s’expliquent si l’on songe que M. Lamy était de cette génération dont il a dit qu’elle naquit malheureuse, et que, vivant déjà aux jours sanglants de 1848, il a connu successivement le coup d’État, le plébiscite, les troubles de l’Empire finissant, le désastre, et puis, encore une fois, l’écroulement de l’édifice posé sur le sable, — et, jaillissant de cette ruine, les flammes sinistres de la guerre civile.

Tant d’idées générales se liaient de la façon la plus logique. Mais entre les pages, trop souvent le lien matériel a manqué. M. Lamy ne s’occupait que de produire. Nul auteur ne s’est moins soucié d’assurer l’avenir à son nom. Il donnait de longues études, des morceaux riches de la substance d’un livre ; il les écrivait d’un style trempé comme pour un éternel airain : rarement il assemblait le livre. En combien de journaux, revues, préfaces, faut-il aller chercher ses travaux sur les luttes de l’Église et de l’État, sur le premier Empire, le Consulat, l’Ancien Régime ! Que d’essais il a écrit sur les débuts et sur le fond de la Révolution ! Il n’en a réuni que deux : l’un sur le conventionnel Dumont, l’autre sur ce Nicolas Bergasse, qui, par sa situation, son rôle, toute sa pensée politique et morale, semble une première incarnation de lui-même. À constater chez ces deux Français, à un siècle de distance, toute la même conception, produisant presque la même destinée, comme on reconnaît dans les idées, à travers les humains éphémères qu’elles animent et dirigent vrais vivants, les durables puissances de l’histoire !

Cette longue étude du passé où s’appuyait sa philosophie politique lui donnait une philosophie de l’histoire. Dans la suite des affaires humaines, il voyait interférer deux éléments, l’un de contingence, l’autre de rigoureuse nécessité : entre les deux, il montrait une relation qui est de l’ordre logique, mais aussi de l’ordre de l’éthique. L’élément de contingence, c’est la liberté de l’âme humaine, dont chaque geste ouvre passage à des séries de faits. L’élément de nécessité, c’est l’inéluctable enchaînement de ces conséquences. La relation à la fois logique et morale est cette loi d’équité qui impose aux individus comme aux peuples le bien et le mal de leurs actes.

Nulle part il n’a mieux montré ces principes à l’œuvre que dans ses Études sur le Second Empire, qui sont comme trois coupes pratiquées par la même main sur le même corps, faisant apparaître des lignes de faits. Dans la seconde, surtout, consacrée à la politique extérieure de Napoléon III, le point de départ psychologique de ces faits, leur fatal retour, nous sont montrés dans une émouvante et presque terrible clarté. C’est que nulle époque ne vérifie mieux cette conception de l’histoire. Achevée par des malheurs inouïs, elle s’est déroulée à travers des fautes que nous pouvons toujours méditer, car l’immensité du sacrifice qui, près d’un demi-siècle plus tard, les a rachetées, fut encore une de leurs conséquences. Mais il faut la solitude, le recueillement, pour remonter cette voie douloureuse. Ce qu’on peut rappeler ici, c’est la leçon générale qui s’énonce à la fin du livre. « Les fautes engendrent les malheurs, mais comment s’expliquent les fautes ? » À l’origine de tout, M. Lamy voit une défaillance collective de caractère. Ce bon serviteur de la France ne lui a jamais voilé une vérité, et cet adversaire de l’Empire l’a toujours dit : « L’Empereur ne fut pas le seul coupable. « Volontairement la plupart des Français avaient abdiqué leur volonté aux mains d’un maître. » Aspirant à l’ordre ils ne l’avaient conçu que dans le repos « dans la remise à un seul des affaires de tous ». Ils avaient acclamé qui les délivrait du souci de se conduire. « Menés au vote par les fonctionnaires », ils étaient satisfaits du de silence qui semblait assurer au pays enrichis au dedans et prestige au dehors. Quand, les fautes se révélant, le maître voulut leur remettre le soin d’éviter les malheurs, il était trop tard. « Napoléon », dit M. Lamy, « rappelait par décret la liberté comme on siffle un chien perdu. »

L’autre leçon est dans le jugement porté sur celui qui gouverna, non pour le pays qui s’était abandonné entre ses mains, mais pour ses idées propres et la réforme du monde. Nul n’a plus insisté que M. Lamy sur la générosité altruiste du rêve, — mais comme il en a montré la malfaisance pratique ! Quelle étude de l’utopiste mystique au pouvoir, du chef convaincu de sa mission providentielle pour l’affranchissement de tous les peuples, de l’homme que l’obsession de l’idéal conçu aveugle aux évidences du réel ! Je ne puis rappeler que quelques traits du portrait, tout d’ombre et de clair-obscur, que M. Lamy a tracé du fatal songeur : « son regard clos comme une paupière, sa voix lente, froidement égale, ses longs silences qui semblaient amener sa pensée de très loin, et, sous de si énigmatiques dehors, son intelligence qui recueillait ce qui lui donnait raison et laissait le reste s’évanouir avec les bouffées légères de sa cigarette ; le secret profond qu’il apporta dans tous ses desseins, gouvernant comme on conspire, en sorte que les hommes les plus avancés dans sa confiance ne connurent ses projets que par l’ordre de les exécuter. »

De tels portraits sont nombreux dans l’œuvre de M. Lamy, et l’on admire la souplesse de l’intelligence et de l’art qui s’adaptent à tant d’âmes et de figures. Il y a ceux des hommes du 4 septembre, tracés en des cuivres qu’un puissant caustique a mordus. Voici Garnier-Pagès, « qui marche comme accablé sous le poids de sa pensée, mais quand il se déchargeait, le poids était pour ses auditeurs, et il donnait l’impression que le vide peut être lourd ». Voici Jules Favre, un maître de la parole, « mais qui n’avait que la parole pour persuader à la Prusse la générosité, et à la démagogie la sagesse : Orphée affrontant les fureurs de Thrace avec une lyre, qui semble pressentir ses malheurs et prendre le pouvoir comme un deuil. Avec ses cheveux négligés, sa barbe couleur de cendre, son visage sillonné comme de blessures, son teint meurtri, ses yeux tristes, sa bouche douloureuse, il s’avançait vers la destinée « comme une pleureuse antique ». Rochefort, plus blême sur le pavois, au sortir de la prison, « aristocrate démagogue, pamphlétaire par rancune », voué, semble-t-il, aux griefs de la liberté, « et qui ne l’est qu’à ses vengeances, qui répand la haine par le rire, prodigue le gros sel et le fin, et le jette sur les plaies vives ». Jules Simon, « hors de pair par l’énergie du travail, la multitude des connaissances, toutes les dimensions de l’esprit, déconcertant par les modulations, chevrotements, artifices de sa voix, les inflexions caressantes d’une grâce un peu féline, la mobile, finesse du regard », — trop adroit, dirait-on ; « déiste qui reçoit les suffrages des athées, partisan de la propriété qui sourit au socialisme, libéral qui ne rompt pas avec les Jacobins. » Mais c’est la certitude de ses principes qui permet à sa sensibilité de femme vertueuse des coquetteries, d’apparentes capitulations, et quand il faudra choisir, comme il saura sacrifier sa popularité à ses principes ! Hélas ! le long de cette cimaise il nous faut courir... Reconnaissons seulement au passage la physionomie du grand tribun : « replet, haut en couleur, borgne, la tête enfouie dans les épaules. Mais sa façon de rejeter en arrière cette tête, l’autorité du geste, la flamme qui semble jaillir plus intense de son œil unique transfigurent l’homme : caresses, prières mêmes, venant de lui, semblent descendre de haut, et il y a de l’autorité jusque dans son rire. »

Mais de tels portraits ne se laissent pas abréger. Il faut lire les grandes pages de M. Lamy pour voir en chacune s’évoquer dans sa complexité tout un individu vivant. Devant ces images d’un si haut relief, au trait parfois caricatural, on songe tantôt à de véridiques Bonnat, tantôt à de noirs et puissants Daumier.

Est-ce bien le même artiste, qui, pour rendre les masques et visages de l’ancienne France, a jeté d’une main si légère sanguines et nuageux pastels ? M. Lamy fut un peintre exquis de la femme en un monde finissant où la tradition avait mis le style en toutes choses, où le style s’était si longtemps traduit chez les humains aux grâces mesurées de l’esprit, à la perfection des gestes et des parures. Derniers reflets d’un temps où, « les vertus ayant achevé de se transformer en élégances », le beau moment est devenu si vite le moment tragique ! Déjà « les talons rouges embourbés dans les boues de Champagne », déjà les galetas et les salons de Brunswick, la cour ducale où l’on coquette et pirouette jusqu’au jour où, d’un trait de plume, à Campo-Formio, le jeune Bonaparte fait s’envoler à Londres, à Dubno, à Mittau, ce pauvre essaim diapré. Mais, entre les cahots des berlines en fuite, les pharaons, les gueuseries et les batailles, quelle fraîche idylle transfigure l’un pour l’autre deux enfants ! Premiers émois, attentes, élans, silences, divines pudeurs et gaucheries... Ces deux jeunesses et misères d’Albertine de Montsoreau et d’Auguste de La Ferron­nays, M. Lamy nous les montre dans les tourbillons et bourrasques comme deux de ces légers fils blancs que chaque souffle élève, abaisse, et qui, poussés l’un vers l’autre, soudain n’en font plus qu’un. Derrière ce joli couple, tout le monde de l’émigration s’évoque : les étonnants princes, le pauvre, impulsif Berry, son père, le comte d’Artois « toujours envolé en butinages « que la comtesse suit du regard, « inconsolable d’être la seule femme dont ce papillon n’approchait jamais » ; le comte de Provence, « désarmé des tentations par la nature, qui se donne le ridicule de galanteries semblables à sa royauté », — prétendant perclus qui, « à sa table, devant ses papiers, a l’air d’un solitaire qui se ferait des patiences ». Et, par delà, c’est toute cette aristocratie « qui se bat mieux pour l’honneur que pour la cause », celle, aussi, « qui ne rit pas seulement contre ses misères, mais aussi contre ses deuils », et déconcerte l’Europe par trop de chansons et de danses, « tandis que la chute du couteau, sur les têtes des proches et des amis, marque en France la mesure ».

Du même ordre est l’étude sur cette Aimée de Coigny dont M. Lamy nous a rendu les Mémoires. Longue suite de portraits que l’artiste a dressés sur des fonds où le philosophe projetait les lignes durables de notre pays, en sorte que c’est à la France immortelle que nous voyons se relier ces ardentes vies qui passent à leur tour, et si vite vont s’éteindre. Sec et étincelant Lauzun — « Lauzun non de Mademoiselle, mais de toutes les dames à la cour d’un Louis XVI » ; — pur et génial Chénier, qui dédaigne de se disputer au bourreau Montrond, égoïste et sceptique, qui se sauve en lui jetant une bourse, Montrond qui nie et ricane, à la main griffue et gantée comme celle de Méphisto ; brutal et populacier Mailla-Garat, tribun et non chanteur, chez qui l’imprudente et facile Aimée semble une figurine de Saxe aux mains d’un rustre ; paralytique Lemercier, prestigieux Népomucène, qu’on lui donne pour amant, — mais fut-elle femme « à choisir pour cet office un buste ? » — noble et perspicace Boisgelin, qui la relève en l’initiant, en la mêlant à la vie générale de la France, pour préparer avec elle le régime futur, quand, par delà l’heureux début de la campagne de Russie, il a déjà prévu la chute du vainqueur ; vieux Talleyrand, muable et pourtant impassible, de mine plus dédaigneuse, ironique, à l’instant où, par dessous, il sape, et dont les traditions de race « transforment sa boiterie morale, comme l’autre, en une sorte d’élégance » : quelle galerie de figures, des salons de Louis XVI à ceux de la seconde Restauration ! De l’une à l’autre court la brillante Coigny, la plus femme des femmes, dont l’esprit leurre les hommes de ses vives étincelles, mais si facilement dupe aussi, dès qu’elle aime, et qui n’est plus rien alors que reflet : cruelle Titanic qui, six ans durant, se laisse battre par son Garat-Bottom ; orléaniste avec Lauzun, aristocrate avec Malmsbury, républicaine avec son tribun, ici tout évaporée, là toute sérieuse, sensible inhumaine, fière, coquette et tendre maîtresse, jadis jeune captive, que Chénier près de mourir a plainte immortellement comme une Iphigénie, servante prosternée d’un ruffian, jetée par lui dans la misère et puis abandonnée, et, soudain, de ce bas-fond, l’âge des folies passé, surgissant dans le rayonnement de sa seule intelligence, reconnue alors pour une reine de l’esprit, capable, près de Boisgelin, de grandes vues politiques, consultée par Talleyrand, discutant de plain-pied avec lui, apportant à l’ancien prélat de la Révolution les propositions et plans des royalistes ; finalement, semble-t-il, donnant la chiquenaude qui décide ce prince des sceptiques pour la Restauration. Étonnante carrière, — de fin plus mélancolique. Mais quand meurt l’héroïne, est-ce bien tout à fait la fin ? On dirait qu’elle fait, quatre-vingts ans plus tard, une suprême conquête. M. Lamy ne pouvait terminer sans la chapitrer un peu sur la morale ; mais, tout de même, comme il a subi son charme ! N’est-ce pas l’influence de la trop libre Coigny qui lui inspire des mots libres jusqu’à l’audace, et qui, par contraste avec son ton habituel, font de telle page, en cette brillante étude, quelque chose comme le péché unique et charmant de sa vie d’écrivain ?

Grand contraste en effet. On s’étonne que ce penseur soit aussi cet artiste. M. Lamy a plus d’un style, et cette diversité s’explique quand on pense à sa philosophie de l’histoire. « L’histoire est ordre », a-t-il dit. Les libres gestes des hommes y lancent des suites fatales de conséquences, lesquelles s’imposent à eux malgré eux. De là les tâches différentes qui font les différents « métiers » de cet écrivain. D’abord, montrer l’élément de contingence, l’original, le spontané des âmes qui décident les actes, en reproduire les mouvements et les rythmes. C’est la part de l’artiste, dont les réussites, parfois, contredisent presque le penseur, car, de ces âmes, il fait si bien sentir la logique interne, que les actes en paraissent inévitablement sortir. En second lieu, débrouiller maille à maille la chaîne des faits, discuter, démontrer, abstraire. C’est la manière explicative, abstraite en effet. Art tout industrieux. Une dialectique serrée, tendue, une phrase presque trop construite et concertée, des oppositions et répétitions de mots jouant entre eux comme les facettes d’une gemme. Enfin, dernière tâche, définir et prononcer. C’est le mode formulaire, judiciaire, où parfois les sentences s’aiguisent de l’esprit le plus vif, brillent du rapide éclat de l’aphorisme, plus souvent se déclarent avec la grandeur des lois et des leçons. Alors le style participe à deux sortes de majesté l’une, la romaine, excluant tout mot qui ne vaut point par sa gravité primitive et nue comme la pierre éternelle des grands blocs ; l’autre, que l’on peut appeler sermonnaire, dont les amplitudes et déroulements tiennent de notre grand siècle et de ses pompes. À propos des Mémoires de Ségur, M. Lamy a dit le danger d’une fidélité trop constante aux modèles. Mais quoi ? il s’en était tout imprégné. On dirait parfois que Tacite, La Bruyère, Bossuet l’ont accompagné du collège à l’Académie. Est-ce l’auteur de l’Histoire Universelle qui prononce les paroles que voici ? « L’heure était venue. Pareilles à ces aigles dont parle l’Évangile, et qui, de toutes parts, s’assemblent où est le cadavre, toutes les fautes commises par l’Empereur allaient lui apporter le châtiment. » Est-ce M. de Condom envolé et tonnant sous les arceaux de Notre-Dame ? « L’histoire est longue des Infortunes souveraines. La puissance qui juge les puissances les sait abattre sans se répéter jamais, et d’un geste toujours nouveau fait tomber les couronnes avec ou sans les têtes des rois. »

Quand M. Lamy s’élevait à cette solennité, c’était d’un mouvement naturel. Simplement, la grandeur du langage s’égalait à celle du sujet. L’histoire lui apparaissait en effet comme à un Bossuet, par grandes perspectives où se prolongent les commandements divins. Cet historien était d’abord un chrétien et un moraliste. « L’histoire est complète, a-t-il dit, quand elle montre dans la clarté des faits l’évidence des devoirs. » Il la regardait, comme toutes choses, « avec les curiosités de la conscience ». Cherchant dans le passé les vérités vitales, les lois auxquelles un peuple ne désobéit pas sans faiblir, il ne se lassait pas de les énoncer et prouver. D’où l’habituelle austérité de son style : M. Lamy dédaignait ce qu’un jour il appelait ici même « la littérature de distraction », Je disais tout à l’heure que l’artiste a semblé parfois contredire en lui le moraliste ; on peut dire avec plus d’évidence qu’en lui le moraliste a souvent masqué l’artiste.

 

Son grand livre, La France du Levant, en est un exemple. En 1898, il était allé en Orient. Il avait contemplé des paysages qui sont associés au plus sacré de l’histoire humaine. Par une rencontre peut-être cherchée, il avait vu débarquer, dans le décor romantique de la Corne d’Or, le Lohengrin impérial qui, solennellement, venait protéger l’Islam. Sur le Mont des Oliviers, au-dessus de Jérusalem morte, il l’avait vu en blanche armure sous de nuageux voiles blancs, dans la pose accomplie de la prière : il ne manquait que des chœurs. Tout cela, nature, tableaux, figures, il l’avait senti, noté, et puis admirablement décrit en deux grands articles de revue. Et tout cela, il l’a rigoureusement exclu de son livre. Pas une évocation de paysage, rien de la Palestine pétrée, de la divine pureté de Tibériade, du pâle et sublime Liban, de ses molles lignes modulées comme les ondes partout épandues des cloches maronites. Rien que les gestes et les dévouements, les droits et les devoirs, les bienfaits et les intérêts, les efforts, les abandons, les reprises possibles de la France dans le Levant. Au pèlerinage impérial, dont M. Goyau nous a montré toute l’intention dirigée contre l’influence française, ce livre donnait la réponse française. Il rappelait le long passé de la France en ces pays où les peuples nouveaux nous prennent pour de nouveaux venus, mais dont les populations chrétiennes n’ont jamais oublié notre service séculaire. De quel accent, jadis, dans le Liban, où je suivais notre consul général, je l’entendais s’affirmer, ce souvenir : « La France, notre mère ! » Ce mot revenait toujours...

Ce voyage de Syrie, M. Lamy l’avait fait pour oublier la lutte électorale de 1898. Dès lors, il s’était définitivement détourné de la politique active. De plus en plus, la pure question morale l’intéressait. Après tant d’expériences et d’études, il s’était convaincu que le premier principe de vie d’une société n’est pas sa construction politique, mais le mouvement qui dévoue l’individu au service des autres et de l’espèce. S’il avait usé des comparaisons chères à Spencer, il aurait dit que dans une social, si la structure — la « constitution » — détermine le type de vie, le principe de la vie est plus profond : c’est la tendance de l’élément à collaborer à l’ensemble. Que la cellule ne fonctionne pas anarchiquement ! Elle reçoit de l’ensemble le sang qui la nourrit : qu’elle ne lui rende pas du pus ! En second lieu, qu’elle prolifère, pour que l’organisme continuant de croître puisse durer parmi tous ceux qui lui font concurrence ! Voilà deux impératifs vitaux. Dans une société donnée, comment les maintenir efficaces ? Problème des disciplines qui, liant les individus d’un peuple, assurent son énergie présente. Problème de sa natalité, d’où dépend son existence future.

Vous savez à quel point ces deux questions ont préoccupé votre confrère, et plus encore en ses dernières années. Il les ramenait à une seule, celle du devoir. Le devoir, sur quoi le fonder ? Pour démontrer à l’homme qu’il n’est pas dupe s’il se dévoue, pour l’inciter à faire effort vers des fins impersonnelles, et cela dans le quotidien de la vie, est-il un raisonnement qui ne soit à la merci d’un raisonnement ? En est-il un qui vaille contre ceux que son appétit, son intérêt, sa passion, lui présentent toujours comme les plus vrais ? M. Lamy répondait non. Bien plus, dans la foi aux seules vertus de la pensée raisonnante, il voyait le principe destructeur des nécessaires disciplines. La même dialectique qui ruine les croyances enracine deux certitudes : c’est que si la vie n’est que pour une fois, si brève entre deux néants, le bien et le mal de chaque homme se réduisent à son bonheur et sa souffrance, — et la déduction continuant reprend à toutes les formes et consignes de vie collective. Sans doute, elle ne s’achève pas d’un seul coup. On peut vivre un temps « du parfum d’un vase vide » ; il faut plusieurs générations avant que toutes les fatales conclusions s’appliquent : mais, un jour, elles s’appliquent, et « le syllogisme », dit M. Lamy, « aboutit sans fêlure à la ruine de la société ».

 

Que de fois a-t-il déclaré ces idées ! Elles étaient au fond de son livre sur la Femme de Demain. À la femme, ce livre voulait dire : « C’est toi qui portes et prépares la vie ; tu en gardes les formes nécessaires. Le souvenir du souffle originel est en toi. Tu es la tradition, la réserve religieuse de l’humanité. Eh bien ! sois affranchie des servitudes de l’esprit, où la vanité de l’homme t’a maintenue. Son égale par le savoir et son bon génie, tu lui communiqueras quelques-unes des vérités que tu as toujours pressenties. Viens au secours de celui dont la pensée menace les fondements de sa demeure, depuis que se posant et se déroulant à part, hors du plan de la vie, elle s’est prise pour sa propre fin. »

Parler ainsi, Messieurs, n’est pas rabaisser la dignité de l’intelligence. Loin de là, puisque la moitié du livre de M. Lamy est pour inciter les femmes à penser et apprendre. C’est mettre la religion hors de la spéculation ; c’est distinguer entre la raison pure et la raison pratique, et c’est ainsi s’autoriser de deux esprits qui ont quelque crédit chez les « intellectuels » : les deux grands initiateurs de toute la pensée moderne. À l’intelligence, on demande seulement, s’il s’agit d’édifier dans l’ordre humain et social, de respecter certain postulat. Libre au mathématicien de lier des géométries en se passant de celui d’Euclide. Si l’on construit sur la terre, mieux vaut en tenir compte. Pour M. Lamy, le postulat nécessaire, en matière sociale, c’était le christianisme, dont il montrait la bienfaisance attestée par l’histoire. Il y voyait l’idée qui, de l’inhumanité du monde païen, a fait sortir toute l’armature du nôtre, l’énergie civilisatrice qui ne baisse pas sans que se dégrade aussi la civilisation. Il ne concluait nullement en faveur des vieux régimes d’autorité. Il n’abandonnait rien de ces droits de l’individu pour lesquels il avait combattu. Mais il jugeait que la responsabilité est grande de ceux qui travaillent à retrancher de la société l’élément religieux, « hasardant », disait-il, « au nom d’une idée théorique et récente, une expérience contraire au témoignage des siècles, et portant le fer dans ce qui vit, au risque d’atteindre la vie même, et sans une seule chance d’en accroître la vigueur. » Libéral et chrétien, tel il s’était toujours affirmé, et tel il s’affirmait encore en 1914, dans ce discours où il célébrait d’un accent si haut le subit réveil de vertus ataviques, l’élan de millions de Français, et de ceux-là mêmes qui avaient nié la patrie, au sacrifice de leur vie individuelle pour que vive la France.

 

Vous l’aviez admis parmi vous en 1905. Grand événement en toute vie d’écrivain, en celle-là, surtout, dont la diversité ne fut guère que celle du travail. En 1905, les habitudes et rythmes de cette vie étaient les mêmes qu’en 1865. Même décor, mêmes heures, même calme et douce compagnie. Le tête à tête du fils et de la mère continuait. C’était toujours entre eux la même courtoisie souriante de leur invariable tendresse. Pour parer un peu la vie de cette mère vénérée, il avait acheté, au pays natal, ce grave manoir de Vanoz où, sous de puissantes solives, entre de pesants meubles d’autrefois, de sombres boiseries, des tapisseries qui n’ont jamais été tendues que sur ces murs, il se trouvait dans une retraite du grand siècle. On y recevait quelques amis, Mgr Mouret, Mgr Laperrine, M. Joseph Bertrand, de la Revue des Deux Mondes, M. et Mme Émile Ollivier, M. Max Doumic. M. Lamy s’y était réservé la plus petite chambre : une blanche cellule où il écrivait chaque jour d’un style qui souvent rappelait aussi le temps du grand roi. Dans un coin, Madame Lamy, octogénaire, une broderie à la main, tenait silencieusement compagnie à ce fils à barbe grise. Parfois, le cœur trop plein, elle laissait tomber un mot : « Mon enfant, mon bon petit, nous sommes heureux... J’entends votre plume gratter votre papier... Écoutez nos cloches qui sonnent dans la vallée... » Elle n’avait pu s’habituer aux splendeurs du Midi. « On est tout heureux de revenir à ses vieilles racines », disait-elle à sa confidente, en quittant pour la sombre maison de Vanoz cette terre voisine d’Antibes, où, parmi les oliviers, M. Lamy avait voulu donner à sa vieillesse la douceur d’un ciel sans hiver. Dans leur froid et sérieux Jura, entre les sapinières suspendues dont rien ne rompt le silence que la solennelle apparition d’un attelage de grands bœufs traînant quelque tronc d’arbre, ils se retrouvaient chez eux, en harmonie avec les choses. Ce monde avait peu changé, depuis les jours lointains, — au commencement et au milieu du siècle dernier, — où les yeux de la mère, et puis ceux du fils, s’y étaient ouverts. Les mœurs étaient restées traditionnelles. Hier encore, on m’y montrait des familles agricoles où les parents, le soir, près de la haute cheminée, disent les prières devant beaucoup d’enfants. Avec quel sentiment on évoquait, devant moi, dans ces fermes, le souvenir des maîtres de Vanoz ! À Cize, j’ai vu deux vieilles femmes s’embrasser et pleurer en prononçant le nom de M. Étienne. C’est pour avoir si bien connu, aimé ces paysans de l’ancienne espèce française, et tout le mode antique de leur vie, que votre confrère consacra de son vivant 500 000 francs à la fondation d’un prix que vous avez charge de décerner à quelque grande famille chrétienne de nos campagnes.

À soixante-deux ans, M. Lamy connut le plus grand chagrin de sa vie. Il restait seul. Pas tout à fait pourtant. Une vénérable servante, celle que j’appelais tout à l’heure, à propos de Madame Lamy, la confidente, gardait auprès de lui le culte de ses morts. Elle l’avait connu dans son village quand il était enfant, et pendant quarante ans l’a servi avec une fidélité héréditaire. Avec une expression ravie, comme on en voit, dans les vieux tableaux, aux religieuses dont la pensée s’élance au séjour de leurs saints bien-aimés, avec des mots de noblesse ancienne et simple comme ceux qu’aimait M. Lamy, elle me disait l’an dernier, dans la solitude du vieux logis parisien qu’elle gardait, les vertus de ces chères mémoires, de celui surtout qu’elle appelait toujours son « bon maître ». — « Je me suis, disait-elle, pénétrée de leurs vies, qui me furent des enseignements. » Elle participait au style moral de cette demeure de la place d’Iéna, où l’on sentait, dès que s’ouvrait la porte, je ne sais quelle influence d’ordre, de paix, de candeur, un air, dans le plus moderne quartier de Paris, de retraite provinciale. De telles âmes et de tels lieux, s’exhale comme une odeur de lavande...

Ainsi M. Lamy continua la même vie que du temps de sa mère ; une vie comme protégée contre les agitations de notre ardent Paris, et de là, peut-on croire, cet air qu’il avait de n’en être pas tout à fait. De temps en temps, il recevait admirablement ses confrères, mais, seul, il dînait souvent d’une banane, et cette frugalité lui permettait de donner davantage. Il travaillait toujours. Ses articles continuaient de se suivre au Correspondant, qu’il dirigea de 1904 à 1910, et à la Revue des Deux Mondes. En 1912, il fut au Congrès de la Langue Française au Canada, comme votre délégué, et prononça ce grand discours de Québec où il disait l’histoire, les conquêtes, l’éminente dignité de notre langue. En 1913, vous l’aviez choisi pour votre secrétaire perpétuel.

Je le revois tel que je l’ai connu pendant la guerre, si pâle, si blanc, si mince, un peu fantôme, mais si vif pourtant, avec des éclairs de malice que retenait la courtoisie la plus raffinée. Ce frêle septuagénaire portait l’uniforme bleu horizon. L’ennemi de 70 reparaissant, il avait repris ses galons d’officier de réserve, qu’il avait portés chaque année jusqu’à soixante ans. Tous les jours, à huit heures du matin, le commandant Lamy s’en allait à pied, avenue de Latour-Maubourg, à son bureau de l’Intendance. Ce service, il ne l’interrompit que pour quelques missions patriotiques, et, en août 1918, pour aller au front belge, à propos de l’anniversaire du martyre de Louvain, prononcer en votre nom de hautes et ferventes paroles. Ainsi, pas une fois, pendant les années d’angoisse, les cinq dernières de sa vie, il ne s’accorda de revoir son cher Jura. Il s’était voué à l’idée de servir. Le soir, chez lui, il servait encore, écrivant des articles de guerre, d’autres, comme cette émouvante série sur la Flamme qui ne doit pas s’éteindre, d’une portée qui dépassait la guerre, puisqu’il s’agissait d’un mal chronique que la France retrouverait après le péril de mort violente. Lui, qui pour dire l’élan héroïque de 1914 avait prononcé ici le mot « sublime », il osait rappeler que de tels sursauts ne sont pas tout pour assurer la durée d’un pays, et, au milieu de la guerre, il disait la nécessité, pour vivre, de lentes, patientes vertus de la paix.

Ainsi tâchait-il à regagner un peu du temps qu’il se reprochait d’avoir perdu en ne témoignant pas assez pour ses principes. « Un culte excessif de la forme », —dit-il dans son testament de 1914, — « a raréfié mes écrits et mes discours. La lettre retardait le combattant ; je polissais l’arme au lieu de m’en servir, et les petits succès de mon nom me consolaient des grandes défaites que subissait le Bien... La misère de ces vanités m’apparaît. C’est par l’oubli de soi-même que le service de Dieu doit être assuré... »

Ce sévère jugement, nous savons qu’il ne traduit que l’austérité de son idéal. Austérité croissante avec l’âge, secrète chez ce vieillard au sourire amène et si fin. Elle s’affirmait sur ce lit de ses derniers jours où, en janvier 1919, il essayait encore de travailler, mais où la mort allait lui imposer le repos. À la fin, voyant près de lui des larmes sur un visage ami : « Mon enfant », dit-il, « ne pleurez pas ; les sentiments personnels ne comptent pas. Dans la vie, il n’y a que les grands devoirs. » Il me semble que ce mot nous livre le sens profond d’une vie que quelques-uns jugeaient énigmatique. Jules Lemaître, qui l’aimait, a écrit qu’il n’avait pas rempli toute sa destinée. C’est une opinion bien naturelle, quand on pense aux promesses de cette carrière politique où il s’arrêta net, en pleine jeunesse, en plein élan, en plein succès, parce que « sa conscience était mise en demeure ». Je ne crois pas que ce fût son opinion. Sa destinée, il l’a remplie, parce qu’il y a toujours trouvé de grands devoirs, et qu’il n’a vécu que pour les accomplir.