Différence et différences

Le 27 octobre 2020

Barbara CASSIN

 

Différence et différences

par

Mme Barbara Cassin
déléguée de l’Académie française

Séance de rentrée des cinq Académies

le mardi 27 octobre 2020

 

 

La différence est un sujet dans le vent, dans le vent de la philosophie française en tout cas, celle qu’on connaît mieux sous le nom de French Theory — la philosophie française célèbre de l’autre côté de l’Atlantique comme la seule capable de résister à la philosophy des philosophy departments. À la différence de nos départements de philosophie, ils ne s’occupent jamais, dans leur version dure qui tient le haut du pavé, de l’histoire de la philosophie ni du parcours des idées, mais seulement de l’analyse des concepts qui seraient, vous devez en convenir, universels dans l’espace et dans le temps.

La différence, tel est en effet le nom le plus exact, le plus légitime de ce dont traite la philosophie française contemporaine. Contemporaine ? Point d’interrogation ! Car la mode se démode et le vent tourne. Et il se pourrait que la différence, précisément, soit déjà en train de devenir quelque chose du passé.

Lorsque le Vocabulaire européen des philosophies, Dictionnaire des intraduisibles, qui traite de quatre mille mots pris dans une quinzaine de langues dans leur singularité non exactement superposable, s’est exporté aux États-Unis, il a été traduit, ou plutôt il s’est réinventé comme Dictionary of Untranslatables. J’ai voulu alors, j’aurais dû, rédiger un article intitulé : Différence, ou plus exactement : Différence, différance (avec un a), différend (avec un d au bout). Car il aurait suffi à porter témoignage de cette French Theory, étrange, étrangère au monde anglo-saxon, et difficile à traduire, voire « intraduisible ».

Soit Deleuze, Différence et répétition (1968) ; Derrida, « La Différance » (1968, repris dans Marges de la philosophie, 1972 — précédé de L‘Écriture et la différence, 1967) ; Lyotard, Le Différend (1983). Toute la philosophie française, Deleuze, Derrida, Lyotard, sur fond de Heidegger. Chacun menuise son idiome, resémantise un terme ou en invente un nouveau, pour prendre ses distances avec la différence par excellence. Celle au moyen de laquelle le maître allemand, dont le nazisme pose problème, « dépasse » et « déconstruit » la métaphysique. Car chacune de ces modalités contemporaines de la différence est à attraper par différence précisément avec la « différence ontologique », celle que Martin Heidegger pense et permet de penser.

Un mot, le moins abscons possible, pour déplier les choses.

La différence ontologique, c’est quelque chose comme la prose, nous la pratiquons tous les jours et nous ne le savons pas. « L‘étant, c’est quelque chose, table, chaise, arbre, ciel, corps, mots, actions. Voilà de l’étant. Mais l’être ? Peut-on se représenter quelque chose de tel que l’être ?… Nous sommes désemparés et ne saisissons que du vide » (Problèmes fondamentaux de la phénoménologie). Oui, nous faisons tous la différence entre, d’une part, « tout ce dont nous parlons, tout ce à quoi nous pensons, tout ce à l’égard de quoi nous nous comportons, et aussi ce que nous sommes nous-mêmes et la manière dont nous le sommes » — disant cela, je cite encore Heidegger (L’Être et le Temps, 1964, p. 22 [1927, p. 7]), à savoir « l’étant », das Seiende, au participe présent. Et, d’autre part, « l’être » qui, lui, « réside dans l’existence, dans l’essence, dans la réalité, dans l’être-subsistant, dans la consistance, dans la valeur, dans l’être-là, dans l’“il y a” » (je cite toujours), bref tous ces mots en langues, que les philosophes ont inventé pour dire ce que nous ne voyons pas, mais qui fait être ce qui est, ce dont l’étant tient son essence-existence, ce qui fait qu’il est, Dieu ou l’idée platonicienne – je profère-là un boulgi-boulga d’énormités philosophiques de manière presque impardonnable… D’autant plus impardonnable que cette « différence ontologique » entre l’être et l’étant, c’est à nous, hommes, étants à nul autre pareils, qui existons (ek-sistons) dans le temps, à nous qui « sommes-là » (Da-sein), qu’il revient de la comprendre, car nous sommes les « bergers de l’Être », nous sommes son « là »…

C’est sur fond de cette différence fondamentale, « ontico-ontologique », que les différents types de différences menuisées dont traite la philosophie française contemporaine, ou récente, sont à comprendre.

Commençons par le a de Jacques Derrida. « La différance — écrit-il (Marges de la philosophie, p. 17) —, qui n’est ni un mot ni un concept, m’a paru stratégiquement la plus propre à penser, sinon à maîtriser… le plus irréductible de notre époque. » Il faut l’entendre à partir du latin, comme ce qui diffère, au sens de « ce qui n’est pas identique à, ce qui est autre », mais aussi au sens de « ce qui temporise et remet à plus tard ». La différance est liée à la langue elle-même, puisque, depuis Saussure, « dans la langue, il n’y a que des différences (Saussure, cité par Derrida, p. 12) ». C’est un « point d’essoufflement du vouloir-dire », tel qu’aucun énoncé majeur ne puisse « résumer et commander depuis la présence théologique d’un centre ».

Gilles Deleuze, pour qui un livre de philosophie doit être pour part un roman policier et pour part une sorte de science-fiction, parle quant à lui d’« effondement » : un sans fond impossible à confondre avec une origine. Mais il entend plutôt la différence, avec e, comme dans l’expression « faire la différence » (Différence et répétition, p. 43) : c’est un « état de la détermination comme distinction unilatérale », une mise en exergue, quelque chose, ajoute-t-il, comme « la cruauté » — une, ou la, « petite différence » suffit, n’est-ce pas, à produire cruellement l’infériorité…

Jean-François Lyotard porte explicitement la thématique sur le terrain éthico-politique. Le « différend », c’est « un conflit qui ne peut pas être tranché équitablement », car il y va d’un tort et non d’un litige. Il y a quelque chose qui ne peut pas être mis en phrase : « Le différend est l’état instable et l’instant du langage où quelque chose qui doit être mis en phrases ne peut pas l’être encore. » Le tort subi est indicible : comment convaincre un négationniste, et même, tout simplement, comment l’ouvrier peut-il faire valoir devant les prud’hommes que « ce qu’il cède contre salaire à son patron n’est pas une marchandise » ? (Le Différend, p. 25).

Lyotard conclut que « c’est l’enjeu d’une littérature, d’une philosophie, peut-être d‘une politique, de témoigner des différences en leur trouvant des idiomes » (p. 30).

Nous voilà passés de LA différence, différence ontologique, différance, différend, aux différences avec un « s », et aux idiomes pour les dire. C’est ce passage du singulier au pluriel auquel je voudrais m’attacher. Certes, nos philosophies de la différence ne peuvent pas ne pas traiter des différences, mais elles les « subsument », comme on dit chez nous, et n’en partent pas. Qu’arrive-t-il donc de neuf quand on part du pluriel ?

Hannah Arendt l’explique très clairement dans son Journal de pensée. En partant du pluriel, on passe du philosophique au politique. C’est très simple : « 1. La politique repose sur un fait : la pluralité humaine. Dieu a créé l’homme, les hommes sont un produit humain… 2. La politique traite de la communauté et de la diversité d’êtres différents [Août 50, I, p. 28s]. » Plus clair encore, ou plus grave : « Si l’Homme [qu’elle écrit avec une capitale], Man est le thème de la philosophie alors que les hommes [men, petit m] sont le sujet de la politique, alors c’est le totalitarisme qui représente une victoire de la philosophie sur la politique, et non pas l’inverse [p. 57]. » Le singulier, avec majuscule, est philosophique, le pluriel, en minuscules, est politique, soit. Mais il faut ajouter immédiatement que la philosophie est politiquement marquée. La victoire de la philosophie, celle du singulier, se fait au risque du totalitarisme. Voici ce qu’elle écrit pour les quatre-vingts ans de Heidegger : « Nous ne pouvons guère nous empêcher de trouver frappant, et peut-être scandaleux, que Platon comme Heidegger, alors qu’ils s’engageaient dans les affaires humaines, aient eu recours aux tyrans et dictateurs. Peut-être la cause ne s’en trouve-t-elle pas seulement à chaque fois dans les circonstances de l’époque, et moins encore dans une préformation du caractère, mais plutôt dans ce que les Français nomment une « déformation professionnelle » (Vies politiques, 1969, p. 320).

Partir du pluriel des différences, partir de la diversité, celle des hommes, celle des langues. Ce n’est pas nouveau, mais c’est peut-être cette fois décisivement contemporain. Arendt s’appuie sur la « pluralité des langues » (c’est le titre qu’elle donne au passage daté de novembre 1950 dans son Journal de pensée) pour décrire ce que devient la condition humaine quand on s’attache au pluriel. « S’il n’y avait qu’une seule langue, écrit-elle, nous serions peut-être plus assurés de l’essence des choses [p. 56] » : nous serions philosophiquement plus sûrs de nous, fondés dans l’Un où se dit l’Être en en variant les noms, comme tout au long de la tradition philosophique. Or, précisément, l’idée même d’« une langue universelle » est une « absurdité », poursuit-elle : car ce singulier va contre ce qu’elle nomme, magnifiquement je trouve, « l’équivocité chancelante du monde ». Il y a des langues, il y a des hommes, mais c’est avec le pluriel des différences, plutôt qu’avec le « il y a », que tout commence. Tout ? Le politique en tout cas.

J’en arrive bien sûr à la traduction, passage d’une langue et d’une culture à une autre, comme savoir-faire avec les différences. Les et non la. Une diversité en acte, qui pourrait bien servir de paradigme et de boussole pour les hommes des sombres temps, que nous sommes en ce moment même.