Charles de Gaulle écrivain : L'orateur. Séance solennelle pour le centenaire du général de Gaulle

Le 18 octobre 1990

Maurice SCHUMANN

L’Orateur

 

 

Depuis le début de l’année du triple anniversaire, je soumets à ma réflexion un titre imaginaire bien qu’il soit suggéré par un modèle : Paradoxe sur le 18 Juin. Pourquoi la célébration collective d’un tel anniversaire est-elle sans précédent ? Le 14 juillet commémore la Fête de la Fédération, le 11 Novembre et le 8 Mai la fin victorieuse de deux carnages. Quand un peuple a-t-il jamais tiré « son plus unique bien » — comme dit audacieusement Corneille à propos d’un grand amour — non d’un fait qui vaut souvent mieux que cent discours, mais d’un discours qui pèse plus lourd que les faits apparents ? La réponse est de celles qu’il n’est pas besoin d’établir, tant elles sont ressenties : l’appel du 18 Juin n’est pas un développement oratoire, mais un acte. « Toutes les explications sont des capitulations et toutes les capitulations regorgent d’explications » : Charles Péguy avait inculqué ce précepte à Charles de Gaulle dès son jeune âge ; si son explication du malheur national conduit au refus de la capitulation, c’est parce qu’elle s’achève sur la création d’une armée qui assurera — quoi qu’il advienne — la continuité de la présence française dans le camp auquel la victoire, impossible et certaine, est promise. Quelle armée ? Attendre, pour la constituer, l’enrôlement du premier volontaire aurait été manquer au devoir de folie officiellement reconnu, après un demi-siècle, comme le seul recours de la sagesse. Ainsi naquit et brilla pendant trois décennies un style oratoire qui ne fut jamais que la promesse orale de l’action.

Si de Gaulle évoque Clemenceau un certain 11 Novembre, c’est pour lui dire : « Ce soir, dans votre tombe vendéenne, vous ne dormez pas. » S’il s’adresse à Foch, c’est pour se présenter à lui comme un soldat qui vient « faire son rapport ».

Ces deux vainqueurs de « l’autre guerre » ne sont pas des morts sur lesquels on verse de l’encens et des larmes, mais les inspirateurs ressuscités, vivants, d’un risque qu’il faut prendre, d’une décision qu’il ne faut plus retarder, d’une offensive dont l’heure H a sonné. Rien ne manque à cette manière propre qui règle l’usage de la voix, pas même la contre-épreuve : quand il n’est pas encore ou quand il n’est plus possible d’agir par la parole, de Gaulle se tait. Pendant la crise de 68, on lui reproche son trop long silence, il refuse obstinément de le rompre tant que la situation lui semble — comme il l’avouera lui-même — insaisissable ; le 30 mai, il maîtrisera l’événement en épargnant aux Français les adjurations dont l’impuissance est toujours prodigue. Que dira-t-il en substance ? Le gouvernail, je le tiens ; le gouvernement, je le garde ; l’Assemblée, je la dissous. Faut-il évoquer ici l’alexandrin superbe que Paul Valéry dédie à Jules César : « Ton cœur s’enfle, et se sent toute-puissante cause » ? Il faut, au contraire, s’en garder : l’humaniste de Gaulle pouvait réciter de longs passages des Commentaires ; mais, sur l’atlas qu’il portait en lui, il y avait place pour tous les fleuves, sauf précisément le Rubicon. Le jour vient où l’âge rehausse la dignité du départ, mais rend le retour inconcevable. Le vrai message d’action avait précédé le scrutin. Une fois recensés les résultats du référendum perdu, ajouter un mot eût été prendre l’éloquence comme une fin et non plus comme une arme. De Gaulle quitta l’Élysée en lui tordant son cou, après l’avoir beaucoup aimée.

Quelle période de ce long mariage en illustre le mieux la réussite ? Mon choix, puisqu’il en faut un, se porte sur l’année la plus incertaine, sinon la plus difficile.

L’orateur de Gaulle n’est plus à Londres et n’est pas encore à Paris. L’intransigeance demeure nécessaire, mais il ne suffit plus de se cabrer. Le nageur solitaire de 1940 a franchi les mers qui le séparaient d’Alger. Le voici dans une capitale, mais elle est provisoire, avec un gouvernement, mais il est plus admis que reconnu, avec une assemblée, mais elle n’est pas un Parlement, avec une armée dont les exploits se multiplient plus vite que ne croissent ses moyens. C’est alors que la parole gaullienne se montre témérairement agissante. On a maintes fois cité la phrase clef du discours par lequel le Général annonça la fin de l’administration directe en ouvrant, le 30 janvier 1944, la conférence de Brazzaville : « Cette guerre a pour enjeu la condition de l’homme ; chaque individu lève la tête, regarde au-delà du jour, s’interroge sur son destin. » Mais on semble avoir oublié l’exorde, constitué par une idée générale qui a la valeur d’une doctrine :

« Si l’on voulait juger des entreprises de notre temps suivant les errements anciens, on pourrait s’étonner que le gouvernement français ait décidé de réunir cette conférence africaine. Attendez ! nous conseillerait sans doute la fausse prudence d’autrefois. La guerre n’est pas à son terme. Encore moins peut-on savoir ce que sera demain la paix. La France, d’ailleurs, n’a-t-elle pas, hélas ! des soucis plus immédiats que l’avenir de ses territoires d’outre-mer ?

Mais il a paru au gouvernement que rien ne serait moins justifié que cet effacement, ni plus imprudent que cette prudence. En effet, bien loin que la situation présente, pour cruelle et compliquée qu’elle soit, doive nous conseiller l’abstention, c’est au contraire l’esprit d’entreprise qu’elle nous commande. Cela est vrai dans tous les domaines. »

Nous l’allons voir : c’est bien à tous les domaines que s’applique le même emploi stylistique des mots simples. Car le trait distinctif de cette audace oratoire ne tient pas à l’originalité du vocabulaire, à la recherche de formules scintillantes. Tout à l’inverse, le discours ne peut atteindre son but — qui est de changer quelque chose et non de plaire à quelqu’un — qu’à l’aide de phrases courtes, limpides, intelligibles sans effort. Cependant une méthode révélatrice y est invariablement perceptible : de Gaulle bannit le point d’interrogation et se sert sans lésiner de l’impératif ou du futur ; les exigences qu’il présente ne sont pas les siennes ; elles correspondent aux conditions qui doivent être remplies pour que la France soit un pays vainqueur, mais non pas un pays libéré, et n’oublie pas de mériter sa victoire en tirant, cette fois, les leçons du désastre. Il s’exprime donc comme si elles ne pouvaient pas n’être pas satisfaites ; porte-parole de la nécessité, ses choix s’expriment, même et surtout quand ils ont été pénibles, par des mots d’ordre sans ambiguïté.

Revenons un moment au 8 novembre 1942 : Washington a tenu la France combattante à l’écart du débarquement sur les côtes du Maghreb. Le Général le laisse entendre au début de l’allocution qu’il prononcera quelques heures après le début de l’opération : « Les alliés de la France ont entrepris d’entraîner l’Afrique du Nord française dans la guerre de libération. » Mais il ajoute aussitôt : « Levez-vous donc ! Aidez nos alliés ! Joignez-vous à eux sans réserves. La France qui combat vous en adjure. Ne vous souriez pas des noms, ni des formules. » Abnégation ? Non pas, mais subordination de l’éphémère à l’essentiel : il faut que la bataille soit gagnée grâce à la France, il faut que gonfle la créance française sur la victoire commune.

Le 14 Juillet suivant, sur le forum d’Alger, de Gaulle parle en homme qui voit cette partie gagnée : « Des théoriciens prétendument réalistes ont pu concevoir que, pour les Français, et les Français seulement, l’effort de guerre de la nation était susceptible d’exister en dehors de la politique et de la morale nationales. Nous déclarons à ces réalistes qu’ils ignorent la réalité : la masse des citoyens français qui combattent ou qui s’y apprêtent, le font à l’appel de la France, pour atteindre les buts de la France, d’accord avec ce que veut la France. » Ici se révèle ce qu’il faut bien nommer une forme de style indirect propre au discours gaullien. Car les mots de tous les jours que nous venons d’entendre ont une portée plus vaste que leur sens littéral. Ils annoncent que, quoi qu’on fasse et quoi qu’on tente pour entraver ses décisions, le gouvernement provisoire assurera, lui et lui seul, la relève des autorités balayées par l’ouragan de la Libération.

Nationalisme ? Une surprise ou plutôt un désaveu nous attend. Le 30 octobre 1943, Alger célèbre le soixantième anniversaire de l’Alliance française. L’auteur du Fil de l’Épée saisit cette chance de se demander à voix haute de quel poids auront pesé, dans la balance où se mesure la valeur des actions, les écrivains ou les savants qui prennent part en toute noblesse et en toute indépendance aux grandes batailles de l’esprit.

Il ne peut bien entendu nommer que, d’une part, ceux qui, comme Bernanos, Maritain, Jean Perrin, Joseph Kessel, Jules Romains, ont échappé à la tyrannie, d’autre part, ceux qui, demeurés en France, y ont trouvé, tels Bergson et Louis Gillet, le repos certain de la mort. « La France, commente-t-il, a pu, jusqu’au drame présent, maintenir le rayonnement de son génie. Cela eût été impossible si elle n’avait eu le goût et fait l’effort de se laisser pénétrer par les courants du dehors. En pareille matière, l’autarcie mènerait vite à l’abaissement.

L’émulation internationale est un ressort... Ces hautes valeurs ne subsisteraient pas dans une psychologie outrée de nationalisme intellectuel. »

Ainsi le risque de déplaire n’est pas seulement couru quand les alliés sont en cause. Le 5 octobre, à Ajaccio, dans cette Corse qui — dit-il — est « le premier morceau libéré de la France », de Gaulle brave l’impopularité en tendant déjà la main à l’Italie future. « Une fois la victoire remportée et la justice rendue, la France voudra-t-elle se figer dans une attitude de rancœur à l’égard d’un peuple longtemps dévoyé mais que rien de fondamental ne devrait séparer de nous ? Non certes, et je le dis à dessein ici même, au centre de cette mer latine par où nous est venue notre civilisation. » De même, était-il sûr qu’aucun de ses auditeurs ne froncerait les sourcils, ou plutôt n’était-il pas sûr du contraire et prompt à s’en accommoder quand il disait, à la séance inaugurale de l’Assemblée consultative : « La France sait que vous êtes tout imprégnés de ses ardeurs et de ses rêves et que ceux-là même qui, parmi vous, ont pu figurer dans les systèmes anciens seront les premiers à montrer jusqu’à quelle profondeur se sont renouvelés les Français » ?

En vérité, le style des discours du général de Gaulle, c’est la date à laquelle ils furent prononcés. D’où cette étrange impression : ses déclarations les plus banales sont parfois les plus saisissantes, pour peu qu’on veuille bien se souvenir du jour choisi par lui pour les livrer à des oreilles souvent distraites ou rebelles.

Quoi de moins original que ces quelques phrases :

« Il s’agit que la Russie évolue de telle façon qu’elle voie son avenir, non plus dans la contrainte totalitaire imposée chez elle et chez les autres, mais dans le progrès accompli en commun par des hommes et des peuples libres. Il s’agit que les nations dont elle a fait ses satellites puissent jouer leur rôle dans une Europe renouvelée. Il s’agit que soit reconnu avant tout par l’Allemagne que le règlement dont elle pourrait être l’objet impliquerait nécessairement celui de ses frontières et de ses armements, en accord avec tous ses voisins » ?

Oui, quoi de moins frappant aujourd’hui ? Mais quand on sait que ces prophéties sont tombées des lèvres du premier président de la Ve République le 4 février 1965, il y a plus d’un quart de siècle, elles prennent tout le relief propre aux grands stylistes. Et nous nous prenons à découvrir qu’en définitive le destin pardonne tout aux peuples, sauf l’imprudence de mépriser les rêves.

Mais voici mieux : « Et cependant l’Europe existe, consciente de ce qu’elle vaut dans l’ensemble de l’humanité... Pour que le vieux continent renouvelé puisse trouver un équilibre correspondant aux conditions de notre époque, il nous semble que certains groupements devront s’y réaliser. Pour ce qui concerne la France, nous pensons qu’une sorte de groupement occidental, réalisé avec nous, principalement sur la base économique, pourrait offrir de grands avantages. » Quoi de plus timide que cette esquisse d’un portrait de la future Communauté économique européenne ? Mais quoi de plus téméraire pour qui redécouvre que le message fut lancé le 18 mars 1944 à l’Assemblée consultative d’Alger par la gorge d’où, quatre ans plus tôt, avait jailli l’appel du 18 Juin ?

Claudel comparait le style au son de la voix. Le style de l’orateur Charles de Gaulle est le son d’une voix qui vient de loin et de haut. D’assez haut pour réveiller l’Histoire.