Centenaire d’Hippolyte Taine célébré à Vouziers

Le 28 octobre 1928

André CHEVRILLON

CENTENAIRE D’HIPPOLYTE TAINE

CÉLÉBRÉ À VOUZIERS (ARDENNES)
Le dimanche 28 octobre 1928

DISCOURS

DE

M. ANDRÉ CHEVRILLON

AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

 

MESSIEURS,

L’homme que nous venons honorer aujourd’hui, votre grand compatriote Hippolyte Taine, l’auteur de La Fontaine et ses Fables, des Essais de Critique et d’Histoire, de l’Histoire de la Littérature anglaise, de la Philosophie de l’Art, du Traité de l’Intelligence, des Origines de la France contemporaine, fut l’un des maîtres de la pensée française au XIXe siècle. On peut dire que, de 1855 jusque vers 1900, tous les esprits cultivés ont très profondément reçu son empreinte. Il les a orientés vers un certain idéal, qui était de connaître et de comprendre. Ce n’est pas celui des jeunes gens d’aujourd’hui, à qui la vie, les nécessités présentes imposent les partis pris de la pratique. Les hommes qui ont subi l’influence de Taine ont appris de lui à chercher la vérité pour elle-même ; ils ont été dressés à certaines disciplines de pensée et de raisonnement. Il fut proprement le maître intellectuel de deux générations françaises, et son prestige a rayonné sur tout notre monde occidental.

La vue que prennent les hommes d’un esprit de cette envergure passe par trois phases. Si nous sommes ses contemporains, il nous apparaît comme le maître de l’heure. Nous cheminons dans sa clarté ; nous voyons le haut foyer d’où partent des rayons qui nous guident et changent pour nous l’aspect des choses. Mais l’humanité marche ; peu à peu cette lumière passe sous l’horizon ; son jet primitif se diffuse ; bientôt ce n’est plus qu’une lueur indistincte mêlée à toutes celles qui se perdent au loin dans l’espace. Émile Boutmy l’a dit : « Le premier triomphe de l’initiateur, c’est l’anonymat de ses idées », quand elles se sont si bien répandues dans l’atmosphère générale que l’on n’aperçoit plus leur source, ni le rectiligne faisceau de leur jaillissante unité. Oubli momentané, plus rapide si quelque autre de ces phares dont parle le poète a surgi, appelant et fixant les yeux avant de descendre à son tour derrière l’étendue visible. Mais vient un autre temps, celui où, contemplant le tracé de la route accomplie, on revoit sur la carte le haut signal disparu. On y lit sa portée, le rythme et les couleurs caractéristiques de ses éclats ; on distingue alors sa place entre les autres, son rôle propre, et pour combien il a compté dans le progrès de l’esprit humain. Un grand penseur remplit son époque de ses idées ; plus tard il entre dans l’histoire, et se situe dans la série de ses pairs. C’est le service que nous rend un centenaire comme celui que nous célébrons aujourd’hui : il avance cette heure de l’histoire.

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Hippolyte Taine est né ici, à Vouziers, en 1828. C’est un enfant de votre forêt des Ardennes. Il naît en pleine bourgeoisie française, dans une famille modeste, honorable, enracinée depuis des siècles aux mêmes points d’une province. Son grand-père maternel avait été sous-préfet de l’Empire ; son père exerçait la profession d’avoué ; deux de ses oncles furent notaires. Les femmes étaient pieuses et spirituelles, leur vie monotone, réglée par la coutume et l’habitude, mais souvent éclairée par des flambées singulières de fantaisie. On s’était plusieurs fois marié entre cousins germains. Le père, dont un successeur, à Vouziers, me répétait encore, il y a quelque vingt ans, les chansons, et qui mourut vers la quarantaine, semble avoir connu les saccades des nerfs trop sensibles. « Je tiens trop de mon père », écrivait un jour Taine dans une lettre intime. Là sont peut-être les antécédents de certaines singularités de sa vie : subits élans de verve et d’ardeur spirituelle, rapides et bienheureuses illuminations de pensée, et puis des périodes de fatigue, des abattements dont la tristesse ne s’est révélée qu’à ses plus proches.

Dans cette famille, la culture était de tradition : des aïeux avaient eu le goût des idées abstraites. À côté des cahiers philosophiques rédigés dans sa jeunesse par l’historien-psychologue, sont encore rangés dans la grande bibliothèque de la maison de Haute-Savoie, les notes prises par l’aïeul Nicolas Bezanson sur ce Condillac que l’auteur de l’Intelligence tenait pour un de ses maîtres. Un bisaïeul, qui avait, lui aussi le goût de la pensée était resté dans la mémoire des Rethélois sous le nom de « Taine le philosophe ». Deux tantes, à l’époque où le jeune Hippolyte s’éprenait de Spinoza, furent de force à discuter ses naissantes idées métaphysiques, et à lui présenter des systèmes avec argumentation en règle. Vous connaissez la plupart de ces détails : ils ont été donnés dans la sobre et parfaite biographie que M. Hippolyte Taine a jointe aux quatre volumes de la Correspondance.

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Taine eut ainsi la chance d’avoir une patrie locale, d’y plonger par toutes ses racines ataviques. Sur cette frontière de l’Ardenne et de l’Argonne où il revint bien des fois, il vécut jusqu’à la première adolescence. À l’âge où les horizons visibles nous sont les bornes du monde, où l’âme, fluide encore, reçoit du paysage familier .d’impérissables impressions, l’enfant, déjà grave, voyait « la grande forêt fumante sous les averses, ou bien lustrée, endormie dans un large et lumineux sommeil ». Trente ans plus tard, se rappelant les longues promenades qu’il faisait, à six ans, avec son père, il racontait dans quel silence ils tombaient tous les deux quand ils entraient dans les épaisseurs boisées, et retrouvaient toujours « les têtes rondes des chênes, les files d’arbres étagées, et la senteur de l’éternelle verdure ». « Aucun bruit, — dit-il, dans la page où il évoque ce profond souvenir, — presque aucun passant ; l’herbe mouillée envahissait les deux côtés de la route ; la colonnade des troncs s’enfonçait à perte de vue, et ne laissait passer aucun jour ; les gouttes de la pluie récente tombaient de feuille en feuille. Sauf les coups de bec du pic et le cri des grives, on se serait cru dans un désert vide de toute créature vivante ; mais la fraîcheur incomparable de la végétation épandue suffisait pour peupler l’espace, et les chênes, épanouis par myriades sur les collines, semblaient les troupeaux paisibles abreuvés par l’air moite où voguaient les nuages. »

L’auteur des Notes sur l’Angleterre et du Voyage- en Italie a vu bien d’autres aspects de la nature, et les a décrits magnifiquement ; mais c’est quand il a parlé des grands bois qui lui rappelaient le pays de son enfance, dans ses pages sur Sainte-Odile, sur Fontainebleau, qu’il a trouvé le ton, le rythme du chant naturel, — celui qui monte de ce que Barrès appelait la nappe inépuisable. À soixante ans passés, il s’en allait seul, chaque printemps, revoir sa chère forêt de Fontainebleau et vivre avec les arbres. Vers treize ans, à Paris, écolier enfermé dans un morne pensionnat, un jour qu’il se languissait, il vit, derrière un triste mur, ondoyer deux peupliers où le vent passait longuement. C’était comme une respiration profonde. Cette découverte le consola de bien des tristesses pendant son séjour dans cette obscure maison.

Notre façon de sentir est en nous ce qu’il y a de plus durable. Elle est bien antérieure à l’activité de l’esprit ; elle décide le ton habituel de notre personne et de notre vie. Par-dessous le critique, le psychologue et le logicien que fut Taine, il y avait un poète de sensibilité panthéiste, qui perçut, et aima plus que tout, la vie vaste, pacifique et réglée de la nature, sa divine et inépuisable maternité. Il y trouva toujours son repos, et en tira de profondes leçons de sagesse. Ce poète naquit chez lui de très bonne heure, sous les influences de vos graves paysages.

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Mais Hippolyte Taine apparaît surtout comme un grand esprit pensant. Dès l’enfance, le besoin de compréhension logique apparut chez lui. Recueillant ses souvenirs, il se rappelait avoir senti pour la première fois, vers onze ans, le désir d’un raisonnement bien lié. C’était près d’ici, à Rethel, chez sa grand’mère. « Je lisais avec intérêt une discussion de je ne sais plus qui sur le Paradis perdu de Milton. C’était un critique du XVIIIe siècle qui démontrait, réfutait, en partant des principes. »

La tendance qui se révèle ainsi chez le jeune Taine se traduira, plus tard, dans son explication du monde. Le grand trait de sa philosophie, c’est l’idée que les lois de la nature se ramènent à des nécessités logiques.

Au moment où nous sommes, il a douze ans, et déjà nous avons vu s’ébaucher les deux faces, à première vue contradictoires, mais organiquement liées, qui seront celles de son génie. À treize ans, il commença de suivre les classes d’un grand lycée de Paris, le Lycée Bourbon, — aujourd’hui Lycée Condorcet. Il y apportait une passion extraordinaire de savoir, et y travailla de toutes ses forces. Il était comme fait d’avance pour recevoir les directions du lycée français. On y apprenait surtout à écrire avec exactitude, c’est-à-dire à penser exactement. Les grands modèles des prosateurs latins, les écrivains français du XVIIe siècle, qui sont avant tout des raisonneurs, y étaient profondément étudiés. Leur influence, l’entraînement quotidien à la composition de discours français et latins, l’étude du grec, bien plus poussée alors qu’aujourd’hui, tout contribuait à préciser les propres tendances du jeune esprit, à lui révéler son goût pour le raisonnement juste, les arguments bien ordonnés les classifications d’idées et l’art de la preuve. Ce fut là, jusqu’à nos jours, — aujourd’hui, cela change, — l’éducation proprement française. Et du type d’intelligence qu’on cherchait ainsi à former, Taine fut l’exemple le plus accompli.

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Je vous ai dit qu’il y avait en lui un poète. Ce poète, qui s’est avoué dans ses pages sur Michel-Ange, sur Beethoven, sur Byron, sur Musset, et dans ses grandes descriptions de paysages, est, au fond, un romantique tourmenté par une force intérieure qui, dans la réalité, ne trouve pas d’issue, — une force dont il a dit dans une confidence de jeunesse « qu’elle le ronge par une action sans frein et sans but ». Dès son adolescence, il en a senti les frémissements, et il en a souffert. « Autre cause de malheur », écrit-il à cette époque à un ami, « j’aime, ou plutôt je voudrais aimer. La vie n’est pas complète sans amour, et tu sais dans quel sens large j’entends ce mot : amour. C’est l’affection dans tous ses genres. » Et encore : « Cet amour infini, que je porte comme tous les hommes au fond du cœur, se trouve toujours empêché dans son essor. »

Vous reconnaissez ici l’aspiration vague, indéfinie, sans objet, le mal de l’âme, la Sehnsucht des poètes et musiciens romantiques, l’inquiétude que Musset a nommée la maladie du siècle. Ce feu secret, il souffrait de ne pas le dépenser dans une œuvre ou dans l’action. « J’éprouvais — écrivait-il dans sa dernière année de collège, et parlant déjà de lui-même au passé — j’éprouvais des admirations violentes en face des belles choses, et je ne savais comment employer cette force et cette ardeur. Je me sentais capable de longs efforts, d’une longue persévérance, dès que j’aurais un objet à atteindre. »

La grande originalité de Taine, dès l’époque où il parle ainsi, ce fut d’avoir discipliné ce démon intérieur, ce démon romantique, en appliquant toutes ses énergies au travail méthodique de la pensée. Les élans sans but, les frémissements nerveux, les sensations intenses que recherchent les poètes de sa jeunesse ne peuvent le satisfaire. Il aspire à se fixer, et il ne conçoit rien de fixe que la vérité. Il a besoin d’ordre, et ce qu’il sent d’abord dans la nature, comme Goethe, c’est l’ordre, la grande vie universelle qui procède par calmes développements rythmiques, et dont tous les mouvements sont régis par des lois souveraines.

C’est vers sa dix-septième année qu’il a conçu l’idée de la science, — avec quel élan de l’âme qui cherchait et soudain découvre son objet, nous le savons par cette longue note qu’il écrivit à dix-neuf ans pour lui-même, sorte de confession d’une ferveur et d’un accent incomparables. Depuis deux ans, dit-il, il pensait, il avait vu tomber une à une ses croyances, il avait touché le fond du scepticisme, il se réjouissait de ses destructions, quand, un jour, il sentit qu’il s’était blessé lui-même et que des raisons d’agir et de vivre lui manquaient. L’étude qu’il fit alors, de l’Éthique de Spinoza — avant même d’entrer en philosophie, — la lecture du livre de Guizot sur la civilisation en France, qui le jeta « dans un transport extraordinaire » en lui montrant des liaisons entre les grands faits d’une société ; ce qu’il apprenait en même temps des récents développements et succès des sciences positives, voilà, semble-t-il, les influences qui décidèrent sa foi dans la possibilité de connaître et de comprendre. De comprendre quoi ? il le dit : « l’ensemble et l’enchaînement », c’est-à-dire le monde et son ordre. Cet ordre lui apparaît alors comme une hiérarchie de nécessités, de lois logiquement liées. Cette hiérarchie, cette logique, à vingt ans, il entreprend de les reproduire en une série de déductions, de théorèmes qu’il cherche, invente, en partant comme Descartes d’idées claires, d’évidences immédiates ou d’axiomes. Il sourira plus tard de cette prétention de prime jeunesse (rappelez-vous, dans le Voyage aux Pyrénées, le charmant et ironique chapitre sur les opinions philosophiques d’un jeune chat), mais, à ce moment, il croit posséder la méthode qui donne la vérité totale, et son âme, jusque-là douloureusement flottante, a trouvé son ancre. « Je n’ai pas, écrit-il à son cher Prévost-Paradol, à qui il veut communiquer son bonheur en le convertissant à sa foi, je n’ai pas l’explication universelle, mais j’ai le principe de cette explication, et sans plus douter, ni flotter, j’avance tous les jours dans la connaissance de la vérité. Je vois, je sais, je crois. Toutes les certitudes logiques, psychologiques, métaphysiques, se réunissent pour m’affermir dans l’absolue certitude où j’ai trouvé le repos. » Son maître, celte époque, est Spinoza, et comme son maître, il croit possible de connaître, de reproduire et ordonner en des théorèmes, qu’il cherche, invente, la « géométrie des choses ». Car cette science universelle et explicative, il a cru d’abord qu’il pourrait l’atteindre par le procédé déductif et lui donner la forme géométrique.

Ce n’est là que le premier moment de sa pensée ; bientôt il passera au point de vue de la science expérimentale et inductive, mais il restera convaincu que l’humanité, guidée par la méthode, gagnera toujours sur l’inconnu, et que toute la science est possible. « Je vois les limites de mon esprit », écrira-t-il en 1869, à la fin de son Traité de l’Intelligence. « Je ne vois pas celles de l’esprit humain. »

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En 1848, il est entré à l’École Normale. Possédé par sa foi dans les pouvoirs de la Science, il s’y trace tout de suite un programme immense d’études et de recherches. À ce moment, un autre penseur, Ernest Renan, plus âgé de cinq ans, solitaire dans une petite rue toute voisine de cette École où Taine commence sa grande enquête, achève de son côté l’ébauche (ce sera son Avenir de la Science) d’une synthèse générale des sciences historiques, — et dans ces sciences, il comprend, comme Taine, l’étude des races, de toutes les variétés de l’homme, de toutes ses productions spirituelles : langues, mythes, folklores, arts, littératures, philosophies. Au total, ces deux esprits si dissemblables et pourtant si voisins, ces deux jeunes gens qui s’ignorent, pressentent au même moment ce que sera dans la seconde moitié du siècle, le mouvement général de pensée dont ils vont être les initiateurs et les chefs. Après le lyrisme magnifique et vague dont Chateaubriand a donné les premiers exemples, après tant de grands rêveurs, prosateurs et poètes dont les œuvres n’ont traduit que les imaginations et aspirations personnelles, après la philosophie, surtout littéraire, oratoire, de l’éclectisme officiel, ce que veut la nouvelle génération dont Taine et Renan vont prendre la tête, ce qu’elle assigne pour fin à toute étude et toute représentation du monde et de l’homme — qu’il s’agisse de philosophie, de science ou d’art, — c’est la vérité objective, obtenue par la minutieuse observation du détail concret et significatif. L’idée qui soulève un Taine avait eu en Stendhal, Balzac, des antécédents mémorables (il reviendra toujours à ces deux maîtres de sa jeunesse). Dans la seconde moitié du siècle, elle inspire le Sainte-Beuve des Lundis, qu’il a tant admirés, des romanciers comme Flaubert, Zola, Maupassant ; en poésie, Leconte de Lisle, Sully Prudhomme, Coppée, Heredia en sont les plus illustres représentants. Elle se traduit jusque clans les œuvres des peintres, d’un Meissonnier, d’un François Millet, comme d’un Bastien Lepage. De ce mouvement si fécond, qui a renouvelé l’art, la littérature, la critique, l’homme dont le souvenir nous réunit aujourd’hui a été le théoricien.

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On peut voir dans les notes biographiques de la Correspondance, comment le jeune Taine se préparait, entre dix-sept et vingt ans, à l’enquête qu’il devait poursuivre toute sa vie. Déjà, au lycée, il se livrait à des études personnelles qui portaient sur les sujets les plus variés. En philosophie, ses travaux particuliers se traduisaient par des recherches sur la perception extérieure, par une discussion en forme de Spinoza, par un traité du beau, un traité de la destinée humaine, un essai sur les, principes de l’État et du Gouvernement, où, comme il l’écrit superbement à Prévost-Paradol, tout ce qu’il affirme, il le prouve.

À l’École Normale, il travaillait quatorze heures par jour, expédiant en deux semaines les devoirs qu’on donnait aux élèves pour trois mois, ce qui ne l’empêchait pas de garder son rang d’entrée, le premier, et cela bien que sa promotion fût une des plus brillantes qu’ait connues cette grande maison. Le reste du temps était consacré à de vastes lectures systématiques, accompagnées d’essais sur les sujets étudiés. En première année, en même temps qu’il analyse l’esthétique de Hegel, qu’il construit cette « Géométrie Métaphysique » dont il parle avec ivresse à Prévost-Paradol, il jette les idées principales d’un ouvrage qu’il appelle déjà Théorie de l’Intelligence ; c’est la première ébauche du grand livre qu’il publiera sous le titre même, en 1870. En seconde année, outre une révision générale de ses idées en philosophie, il écrit une série d’essais sur les philosophes grecs. Il étudie dans les textes les pères grecs et latins de l’Église, le XIIe livre du Code théodosien, Procope ; il dépouille les principaux textes français du Moyen Age ; il annote les Mémoires de Luther. Lisant déjà l’anglais comme le français, il se pénètre de Shakespeare, de Milton, des romanciers contemporains. Il s’est mis à l’allemand, et lit Schelling et Hegel clans l’original. En 1850 aussi, il esquisse une Philosophie de l’Histoire où s’annoncent les formules qu’il développera en 1863 dans la célèbre Introduction à sa Littérature anglaise. Il a déjà ébauché une Histoire de la Philosophie, qui n’est qu’un chapitre de cette Philosophie de l’Histoire, car ce qu’il y cherche, ce sont les lois d’apparition et de développement, « les conditions d’existence, les causes de dépérissement » des grands systèmes de pensée. Il analyse aussi Creutzer, Strauss, et entreprend une longue étude sur les débuts et les caractères essentiels du Christianisme. Je me rappelle comme il regrettait dans sa vieillesse le temps qu’il avait perdu dans ses jeunes années à de stériles exercices de vers latins. « J’aurais pu l’employer, nous disait-il, à apprendre l’hébreu. » Le domaine que Renan allait posséder, il rêvait, à vingt et un ans, de l’ajouter à tous les siens.

La science ainsi acquise, le talent et la méthode qu’il apportait à ses compositions, le classaient hors de pair aux yeux de ses camarades et de ses maîtres. À la fin de la troisième année, M. Saisset, l’un des professeurs de philosophie, écrivait : « C’est M. Taine qui a, pour ainsi dire, imprimé l’élan à tous nos travaux », et M. Vacherot, l’historien de la philosophie alexandrine, pouvait prononcer sur le jeune Taine ce jugement prophétique :

« L’élève le plus laborieux, le plus distingué que j’aie connu à l’École. Instruction prodigieuse pour son âge, ardeur et étendue de connaissance dont je n’ai pas vu d’exemple. Esprit remarquable par la rapidité de conception, la finesse, la force de pensée. Seulement, comprend, conçoit, juge et formule trop vite... Taine sera un professeur très distingué, mais de plus, et surtout, un savant de premier ordre, si sa santé lui permet de fournir une longue carrière. Avec une grande douceur de caractère et des formes très aimables, une fermeté d’esprit indomptable, au point que personne n’exerce d’influence sur sa pensée ; du reste il n’est pas de ce monde. La devise de Spinoza sera la sienne : vivre pour penser. Quant à la moralité, je crois cette nature d’élite et d’exception, étrangère à toute autre passion qu’à celle du vrai. Elle a ceci de propre qu’elle est à l’abri même de la tentation. Cet élève est le premier, à une grande distance, dans toutes les conférences et dans tous les examens. »

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Au sortir de l’École Normale, Taine s’en va enseigner la philosophie au collège de Nevers. À la stupéfaction de ses maîtres et de ses camarades, qui le considèrent comme un maître, il a échoué au concours d’agrégation. Il a émis, sur des questions de métaphysique et de psychologie, des opinions contraires aux dogmes de la philosophie officielle, celle dont M. Cousin est alors le grand prêtre. À ce moment, nous sommes en pleine réaction contre la Révolution de 1848 et les idées rationalistes dont elle est issue. Le gouvernement de Louis-Bonaparte est intolérant ; il ne veut pas d’un professeur de philosophie dont il soupçonne la doctrine personnelle, quand même rien n’en passerait dans son enseignement. Taine est très mal noté ; on le tracasse. De Nevers, on l’envoie enseigner la rhétorique à Poitiers. En septembre 1852, on le charge d’une classe d’enfants de dix ans, au Lycée de Besançon ; sur quoi il demande un congé, et s’en va vivre et écrire à Paris.

Il n’a donc passé qu’une année en province, mais cette année compte beaucoup dans l’histoire de son esprit ; il n’y a rien fait que préparer et ordonner les idées qui seront l’armature de son œuvre. Il faisait en toute conscience son métier de professeur, mais telles étaient ses disciplines de travail, que, sa tâche officielle accomplie, il disposait pour ses propres recherches de la plus grande partie de la journée. Debout à cinq heures et demie du matin, il préparait sa classe de six heures à huit heures. À dix heures et demie, il rentrait chez lui, et, jusqu’au soir, il pouvait se donner aux fêtes de la pensée. Il y trouvait le bonheur. « Un travail acharné, une construction d’idées donnent un contentement profond », dit-il dans une lettre. Et encore : « Penser, ordonner ses pensées, écrire ses pensées, est une chose délicieuse : c’est le tête-à-tête de l’amour. » Il n’avait pas d’autres besoins. À Nevers, il a dix-sept cents francs par an de traitement, et il se déclare un Crésus. C’est qu’il se nourrissait surtout d’idées.

Pénétrons dans cette modeste chambre de Nevers ou de Poitiers, où, malgré des circonstances décourageantes, il trouve moyen d’être si heureux. Voyez-le dans ce petit logis, le feu flambant dans l’âtre, ses « vieilles sonates » — les sonates de Beethoven — sur son piano pour les minutes de récréation, un divan pour méditer. Il est là, sa table de travail, suivant, à travers la fumée sinueuse d’une cigarette, les enivrantes idées qui viennent monter, ondoyer devant lui...

Regardons par-dessus son épaule, essayons de voir ce qu’il écrit, quels sont les sujets de méditation de ce jeune homme de vingt-trois ans.

À ce moment, il étudie Hegel ; il le lit tous les jours, analysant, annotant et discutant la Logique, où il retrouve une idée mainte fois indiquée déjà dans ses manuscrits d’École Normale, et qu’il énoncera avec une ferveur quasi lyrique dans une page célèbre des Philosophies classiques, — celle d’une hiérarchie, d’un échelonnement d’abstraits, dont les plus généraux expliquent les autres et composent tout l’ordre de la nature. Mais ce qui ne l’intéresse pas moins dans Hegel, c’est la philosophie de l’histoire, cette recherche des principes, des lois qui président -à la naissance et au développement des civilisations, — formes sociales et politiques, religions, philosophies, sciences, arts, — dans tous les siècles et chez tous les peuples. C’est la grande revue expliquée de toute l’histoire humaine. Or ce champ immense d’étendue est celui-là même que Taine se propose de parcourir, et dont il a déjà embrassé de grands espaces, mais il entend suivre une tout autre méthode que le penseur allemand, à qui il reproche d’avoir déduit de formules métaphysiques, de données a priori, sa conception du devenir humain. Il veut procéder par expériences, observations. C’est sur des réalités positives et concrètes, sur des faits qu’il entreprend de construire.

Or les faits de l’histoire se ramènent à leurs éléments générateurs qui sont les actes humains. Mais les actes manifestent des âmes, car ils naissent de nos tendances, désirs, sentiments, idées claires ou obscures. L’histoire est donc avant tout celles des âmes, des divers développements de l’âme humaine suivant les circonstances et les moments. Mais si variées qu’en soient les formes ethniques et historiques, toutes procèdent d’une structure fondamentale, toutes relèvent de lois générales qui sont l’objet de la psychologie. Dans l’année qu’il passe en province, le jeune philosophe qui, dès l’éveil de son esprit, avait voué sa vie à l’étude de l’homme et de son histoire, médite et commence une psychologie qui doit comprendre une théorie de l’Intelligence et une théorie de la Volonté, — on sait qu’il n’a pu mener jusqu’au bout que la première. À Nevers et à Poitiers, il écrit, sur les sensations et sur la perception du monde extérieur, des thèses que la Sorbonne rejette comme hérétiques, — chapitres provisoires du livre qu’il publiera dix-huit ans plus tard, et dont, à l’École normale, il avait déjà jeté un premier plan. Dès l’ébauche, tous les traits de cette œuvre capitale sont reconnaissables. Dans l’intelligence humaine comme en toutes choses, il a cherché le fait primitif dont tout le reste n’est que dérivé et composé. Ce fait, pour lui, c’est la sensation ; elle se reproduit, et c’est l’image. Celle-ci va s’associer à des gestes, à des articulations de voix qui en deviennent le signe, le substitut, et dont l’image abrégée en représente beaucoup d’autres ; c’est le langage et c’est le commencement de la pensée abstraite. Je ne saurais résumer ici la théorie, et vous montrer comment, au moyen de cette donnée élémentaire, la sensation et l’image qui la répète, Taine construit la perception extérieure, la mémoire, la prévision, l’abstraction ; les idées générales, les jugements inductifs et déductifs, la raison.

On critique beaucoup, de nos jours, cette façon d’entendre la psychologie. On reproche à Taine de s’être arrêté au point de vue spatial, oubliant qu’il tenait l’espace pour une apparence, une pure construction de l’esprit, que, pour lui, « tous les événements de la nature sont des formes de la pensée », et que l’esprit lui est apparu comme « le type de l’existence ». Mais il avait besoin de l’explication, et c’est une question de savoir si toute explication, tout raisonnement, toute pensée, même, qui va d’un terme à l’autre, n’implique pas un élément spatial. Son point de vue était celui de la science positive, qui ne peut opérer sur l’expérience que par analyses, divisions, coupes, mesures, réduction de faits particuliers et complexes à des faits simples et généraux, dont elle cherche les rapports, les lois. Une autre philosophie qu’on oppose souvent à la sienne peut limiter la connaissance à l’intuition, aux divinations de la sympathie. Taine a dit avec ferveur, à propos de Carlyle et de Michelet, les pouvoirs de la sympathie imaginative et de l’intuition, qu’il définissait une vue immédiate du dedans, un élan de l’esprit pénétrant au cœur de l’objet, et percevant la force intérieure qui le produit et l’organise. C’était là, pour lui, la faculté propre de l’artiste, et lui-même, artiste aussi bien que philosophe, a souvent recréé avec son mouvement propre, son rythme singulier de vie, l’être ou le tout vivant dont son analyse avait dégagé les éléments et l’ordre intérieur. Mais la conception de l’artiste n’appartient qu’à lui. On peut la répéter, on ne peut la reprendre et y ajouter. Seule, croyait Taine, la méthode analytique, avec ses dissections, ses expériences toujours renouvelables et renouvelées, peut développer indéfiniment la connaissance. La science tout objective de l’esprit, appuyée sur la physiologie et la pathologie mentale, que Taine a substituée au spiritualisme imprécis qui prévalait en France avant lui, multiplie ses enquêtes et ses découvertes. Il en est l’initiateur. Tous les maîtres de la psychologie expérimentale, de Théodule Ribot à Georges Dumas et Pierre Janet, l’ont reconnu pour leur maître.

Il écrivait un jour à un ami : « Je n’ai jamais fait que de la psychologie pure et de la psychologie appliquée. » La psychologie appliquée, c’était l’étude de l’histoire, expliquée en chaque peuple, à chaque époque, par certaines tendances d’esprit régnantes, certaines façons générales de penser et de sentir, qu’on retrouve dans tout le détail d’une même civilisation, et qui en font un système organique, c’est-à-dire un ensemble dont toutes les parties se tiennent comme celles d’un corps vivant, parce que, en toutes, se répète et agit un même principe. Cette étude, Taine la poursuivra dans des livres comme son Histoire de la Littérature anglaise, sa Philosophie de l’Art, son Ancien Régime, — des ouvrages qui resteront parmi les plus importants de la pensée européenne au XIXe siècle.

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Voyons naître et se préciser la conception de la méthode qui s’est élaborée en 1851 et 1852 à Nevers et Poitiers, qui s’achève à Paris, à mesure qu’il étudie, dans les laboratoires et les amphithéâtres, les sciences naturelles, dont va s’inspirer son œuvre de critique et d’historien. À mon sens, l’origine de cette conception est dans une aptitude singulière qu’il avait de sentir, à travers les textes, l’âme d’un écrivain ou d’une société, — d’y percevoir très vite des liaisons intérieures, de mutuelles dépendances. Ses jugements, si méthodiquement ordonnés, naissent toujours d’une intuition. Avec certitude dans un Michel-Ange, un Shakespeare, un Saint-Simon, un Balzac, un Bonaparte, il reconnaissait un certain système durable d’idées, de sentiments, de passions, d’habitudes, — un système organiquement lié, commandé par une tendance générale qui reparaît en tolites les manifestations de l’homme, et que Taine appelle la faculté maîtresse. Et, de même, dans toutes les parties d’une civilisation, et à chacun de ses moments : « Entre une charmille de Versailles, a-t-il dit, un raison­nement philosophique ou théologique de Malebranche, un principe de versification chez Boileau, une loi de Colbert, un compliment d’antichambre à Marly, une sentence de Bossuet sur la royauté de Dieu, nulle liaison apparente. » Pourtant, nous sentons bien que toutes ces choses que vient d’énumérer l’historien-philosophe portent une certaine marque commune, celle d’un certain style, comme on dit aujourd’hui. C’est qu’en toutes « un même esprit se traduit. Qu’il s’agisse d’une tragédie de Racine, d’une phrase de Bossuet, d’une architecture de Versailles, chacune est une action de cet homme idéal et général que manifestent toutes les inventions et particularités d’une époque : chacune a pour cause quelque aptitude ou inclination du modèle régnant ».

De même si l’on considère des choses successives. Vous avez trouvé les caractères psychologiques d’un certain siècle de la France — le XVIIe, par exemple. Cherchez ceux de l’époque précédente, de plusieurs époques. Parmi tous les traits de ces moments divers, suivant Taine, il en est que vous retrouverez toujours. En chaque grand peuple qui a vécu âge de peuple, on peut démêler certaines façons d’être, de penser et de sentir qui sont l’élément fixe de son histoire, et qui en décideront tout le cours. Ce facteur, il l’appelle la race, sans prendre le mot au sens exact, anthropologique. Il s’agit ici de races historiques, de l’élément distinctif que nous sentons chez un Anglais, un Français, un Allemand, un Russe, un Italien.

Vous le voyez, Messieurs, pour Taine, « l’essentiel en histoire, ce sont toujours des dispositions morales, des aptitudes psychologiques combinées suivant certaines proportions, bref, des structures et types d’âmes, qu’il importe de saisir et de faire apparaître. L’histoire a d’abord pour objet des idées et des sentiments ». Il suit de là que les documents les plus précieux pour l’historien seront ceux qui lui montrent l’homme intérieur, avec le genre de sensibilité, d’imagination qu’il tient de sa race, avec les rêves, les désirs, la notion de l’idéal qu’il tient de son époque. Or, ces documents existent, et ils sont de deux sortes : ce sont les œuvres d’art, et ce sont les littératures. « Pour connaître la psychologie d’une âme, d’une société, d’une race, — a-t-il écrit, — rien de plus instructif qu’un grand poème, un beau roman, la confession d’un homme supérieur. Je donnerais cinquante volumes de chartes et cent volumes de pièces diplomatiques pour les mémoires de Cellini, les lettres de saint Paul, les propos de table de Luther ou les comédies d’Aristophane. »

C’est dans son Histoire de la Littérature anglaise que Taine a le plus complètement appliqué cette idée. Partant des textes anglo-saxons, il décrit d’abord les caractères fondamentaux d’une race. Sur cette race, il montre ensuite l’action, au cours des âges, de ce qu’il appelle le milieu ; c’est, chaque fois, un ensemble de conditions politiques, sociales, morales, intellectuelles, celui, par exemple, qu’établit la conquête normande, la Réforme ou l’entrée en Angleterre de l’esprit de la Renaissance. Il indique ensuite la part du moment, c’est-à-dire, en chaque temps, le mouvement acquis lequel dépend de tout le mouvement antérieur, de toute l’histoire précédente. Cela fait, les caractères de l’époque ainsi expliqués, il s’arrête à ses grands écrivains représentatifs, signalant en chacun l’action des trois facteurs généraux, et montrant comment ils agissent sur le génie individuel dont tous les traits sont commandés par la disposition primordiale : la faculté maîtresse qu’il s’efforce de dégager et de définir.

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Je me rappelle que, lorsque j’étais au lycée, M. Hatzfeld, notre professeur de rhétorique, qui dans sa jeunesse avait été celui de Taine, nous disait ironiquement : « M. Taine, qui explique La Fontaine par le fait qu’il mangeait de la soupe au choux, et Shakespeare en montrant qu’il mangeait du roast-beef. « Voilà une singulière signification de la théorie. Mais le reproche qui s’exprime ici sous forme schématique et caricaturale, vous le retrouverez chez beaucoup de critiques de Taine, et l’opinion s’est accréditée qu’il a prétendu tirer, non seulement les caractères généraux d’une littérature, mais les traits particuliers de chaque écrivain de vues sur la race et le milieu. Il savait bien — et il l’a dit — que « chaque homme est un être à part, absolument distinct, immensément multiple, sorte d’abîme dont le génie de l’artiste créateur, d’un Shakespeare ou d’un Balzac, peut seul égaler toute la profondeur ». Cet être individuel, complexe et complet, on peut essayer de nous le faire voir, d’en suivre, au cours des années, le développement, — et c’est l’affaire de la critique littéraire, celle dont Sainte-Beuve est le maître. On peut aussi tenter de le faire comprendre, d’en réduire la diversité à quelques traits essentiels, chercher comment ils s’assemblent, s’appellent et se commandent mutuellement, montrer sa structure propre, démêler ceux de ses caractères qu’il tient de son groupe, de son époque, de sa race ; c’est la critique philosophique, explicative, celle dont Taine fut l’initiateur. Mais rien de plus. Pourquoi le génie de tel écrivain, pourquoi l’espèce particulière de son génie, pourquoi telle disposition propre qu’apporte en naissant un individu quelconque, et qui fait le principal de son caractère, et par conséquent de son destin Taine n’a jamais entrepris de résoudre ce problème, où se mêleront toujours d’innombrables inconnues. Il savait, il nous disait que le contenu du germe, ce qui s’y enferme de prédestination, ne saurait s’expliquer.

Une autre objection est plus forte. On lui dit : « Votre critique est trop simple. En suivant votre méthode, en disséquant l’âme d’un artiste, on isolera des éléments anatomiques et des organes. Vous aurez beau nous en montrer les fonctions et relations, du moment qu’ils sont isolés, ils ne sont plus vivants. Les petites choses décolorées qu’un entomologiste nous présente entre deux plaques de verre ne nous donnent aucune idée du battement d’ailes d’un splendide papillon, du mouvement de vie qui l’a fait sortir de la chrysalide, et l’emporte parmi les fleurs. »

Cette critique, Messieurs, Taine n’a jamais essayé de la réfuter. Quand on lui disait : « Votre méthode est mauvaise, car elle aboutit à de sèches formules et définitions », il répondait avec simplicité : « Tant pis pour moi ; l’objet de la science n’est pas de divertir. » Mais il avait une bien autre réponse. Laissant le scalpel de l’anatomiste, dont, en réalité, il n’usait que pour la préparation de son travail, il prenait le pinceau du peintre. Suivant alors ses intuitions, ses divinations de sympathie imaginative, il évoquait la figure vivante. Je vous ai dit qu’il y avait un poète en ce rigoureux logicien.

C’est lorsqu’il eut donné sa démission de professeur, quand il fut revenu à Paris, entre 1852 et 1858, que ce poète s’est révélé. En même temps que du milieu universitaire, il s’affranchit alors des formes scolastiques de style et de composition. Obligé de gagner sa vie en écrivant, il lui faut, pour s’acquérir un public, user de ses dons d’artiste, qu’il comptait pour rien quand il croyait pouvoir suivre sa vocation, le service de la Science. Ajoutez qu’à Paris, il entre de plus en plus en relation avec les artistes purs, — peintres et romanciers, — dont le propre est de sentir directement, de répéter en eux-mêmes et de projeter dans leurs œuvres les tendances et le rythme intérieurs de l’objet vivant. À leur contact, ses propres puissances d’artiste, longtemps latentes, sensibles pourtant dans ses lettres de jeunesse, commencent à se déployer. Déjà, elles se traduisent dans le Voyage aux Pyrénées, qu’il écrit en 1854-1855. On les reconnaît, dans ce livre, aux évocations des plus simples choses : un arbre, un ruisseau, un chat, — aussi bien qu’à la façon de comprendre et de ressusciter une scène du XVIsiècle, et d’en mettre en mouvement les personnages. Ce livre écrit, la même faculté reparaît dans les articles qu’il réunira sous le titre d’Essais de Critique et d’Histoire. Il a parfois parlé de lui-même comme d’un anatomiste. Son Saint-Simon, son Racine, son Balzac ne ressemblent guère à une planche d’anatomie. Ce sont des portraits. Chacun est fait de dix nuances d’âme qui s’ordonnent autour du ton principal et n’en dérivent pas nécessairement, — de vingt traits divers qui accompagnent la faculté maîtresse et ne s’en déduisent pas, se disposent, sans doute, sur l’armature des formules, mais comme la chair vivante sur le squelette. Est-il, par exemple, évocation plus complète, plus animée, plus riche en détails significatifs, plus puissante à les assembler organiquement, à nous communiquer le sentiment d’une vie totale que celle qu’il a faite de Balzac, de l’homme, de son génie, et d’une création qui fait concurrence à la nature ?

 

Si grande que fut la part de l’art dans son œuvre, son but est toujours resté celui que, dans sa jeunesse, il avait conçu avec une ferveur qui lui dévouait l’effort de sa vie : étudier l’homme comme on étudie la nature. Chercher les lois de son esprit et de son histoire, « souder, comme il le disait, les sciences morales aux sciences naturelles ». Mais voici la difficulté, et qu’il a toujours profondément sentie : les sciences naturelles s’établissent sur des observations que chaque spécialiste peut répéter, sur des faits dont la réalité, l’exacte mesure sont toujours vérifiables. Au contraire, la relation que voit un esprit exceptionnel entre des faits qui ne sont pas de l’ordre physique participe d’autant moins de l’évidence que les esprits ordinaires sont moins capables de l’intuition qui les saisit. Comment faire apparaître aux yeux qui ne voient pas les ensembles, des vérités qui concernent les ensembles ?

Taine savait bien cette objection. Les faits spirituels qu’il étudiait dans les littératures et dans les arts, les caractères des époques, des talents, les rapports et les degrés des facultés et qualités qui les distinguent, ne sont pas susceptibles de mesure, pas même de définitions indiscutables. Comment réussir à en imposer l’évidence ? Un seul moyen : les présenter directement au lecteur. En d’autres termes, citer beaucoup. Un de ses confrères de l’Institut, dont les propos n’étaient pas toujours adroits, lui dit un jour au sujet des citations de son Histoire de la Littérature anglaise, un mot qu’il aurait pu ne pas goûter. Il en fut enchanté. « M. X..., nous racontait-il, m’a fait le plus grand compliment que j’aie reçu pour cet ouvrage. Il m’a dit : « Votre Littérature anglaise, c’est une anthologie. » Et Taine ajoutait : « J’ai mes textes classés à l’avance. Mes citations, ce sont mes pierres avec lesquelles je bâtis. Je vais de l’une à l’autre en les liant par mon commentaire. Mon texte, à moi, n’est que le ciment qui les assemble. » Telle était sa modestie. C’est celle du pur esprit scientifique, qui ne qu’à la recherche du vrai.

De même en histoire proprement dite. Là aussi, les citations lui apparaissent comme l’essentiel : citations surtout de correspondances, mémoires, biographies, qui renseignent sur l’esprit d’une époque et de ses grands acteurs. Il insistait aussi sur l’importance des documents plastiques. Il voulait voir le dehors singulier et coloré des choses. Avant tout, il cherchait « les petits faits circonstanciés et significatifs », ceux qui en représentent beaucoup d’autres. Recueillir ces faits-spécimens, en composer des collections, des sortes d’herbiers, c’était un des principes de sa méthode. De là ses enquêtes, en France, en Angleterre, en Italie, en Allemagne, ses carnets de voyages, tout bourrés d’observations, de traits caractéristiques, de résumés de conversations, de réponses à ses minutieux questionnaires. Ce qu’il tâchait toujours à découvrir, c’est comment un peuple donné entend la famille, l’association, le gouvernement, le travail, la religion, l’idéal, plus généralement le bonheur. À Paris, il était allé régulièrement entendre prêcher dans les églises, plaider et juger dans les tribunaux, et cela pour mieux connaître les idées, les habitudes morales et sociales des Français de son temps. Il n’avait un peu fréquenté dans les salons que pour mieux voir les types. À Londres, il allait se planter dans les gares de la Cité, le matin, pour regarder défiler des milliers de figures anglaises, en démêler les traits généraux et les variétés principales. De tant d’observations systématiques, menées du point de vue du naturaliste, poursuivies par l’œil d’un artiste, sont sortis son Graindorge, ses Notes sur l’Angleterre, ses Carnets de Voyage en France. Cet esprit si philosophique, si épris de la recherche du général, s’était pénétré de cette idée que, le général n’existant que dans le particulier, c’est là qu’il faut l’aller chercher pour l’en extraire. Il était parti, à vingt ans, des purs axiomes d’une philosophie déductive ; il en arrivait bientôt à traiter de « blagologie » tout système d’idées générales qui ne se réfère pas à l’expérience. Philosopher, pour lui, c’était abstraire, et abstraire, c’était extraire l’essentiel des faits concrets dans le monde sensible. Tendant toujours à l’analyse, cherchant les éléments explicatifs des choses, il procédait d’une ancienne tradition française. Mais la part immense qu’il attribuait en tout sujet à la connaissance empirique, à l’observation, attestait en lui l’influence, nouvelle à l’époque où il la reçut, que les sciences expérimentales commencèrent d’exercer au milieu du siècle dans tous les domaines des sciences morales, et que nul, pas même Renan, n’a subie plus profondément que lui.

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Cette influence, à laquelle il faut ajouter celle de l’esprit anglais, naturellement empirique, et qu’il étudia si longtemps, — elle apparaît surtout dans sa critique des idées et des méthodes de la Révolution française. Selon lui, comme selon Burke, les philosophes qui préparèrent la Révolution, les Jacobins qui la menèrent jusqu’au bout, ont élaboré et appliqué une théorie abstraite de l’homme et de la société, dont ils déduisaient mathématiquement un Code, une Constitution, sans considérer les réalités vivantes, leur détail complexe et changeant, sans regarder les hommes réels, historiques, avec leurs racines ataviques, leurs différences héréditaires, leurs variétés locales, leurs traditions, préjugés, intérêts et métiers divers. Mais vous savez que ce reproche il l’adressait d’ailleurs à tout ce type d’esprit qui naquit en France au commencement du XVIIe siècle, qui dura deux cents ans, et qu’il a nommé l’esprit classique. C’est celui, a-t-il dit, dont le principe est, non la science, mais ce qu’on appelait, au siècle de Rousseau, la raison, laquelle, partant, non de faits mais d’idées, procède par déduction logique. Cet esprit a produit des chefs-d’œuvre littéraires, mais il le jugeait dangereux, s’il règne seul dans la pratique, parce que les idées simples, universelles qu’il ordonne en de belles formes oratoires et symétriques, restent sans relation avec le détail infini et accidenté du réel.

Au fond, — on le sent bien quand on lit les Notes sur l’Angleterre, les conclusions de l’Histoire de la Littérature anglaise, et surtout les Origines, — cette critique vise toute la construction politique qui commence avec l’œuvre de Richelieu, se précise sous Louis XIV, s’achève par la centralisation parfaite des législateurs de la Révolution, et puis de Napoléon. C’est un fait significatif que Taine a fait le procès de tous les régimes qui se sont succédé en France depuis Richelieu : Monarchie, Révolution, Empire. Dans le premier volume des Origines, il découvrait le chiffre total des taxes et des impôts payés par le paysan : 83 p. 100 du revenu gagné à la sueur de son front penché sur la terre. Cette révélation lui aliéna les monarchistes. Sa critique de l’esprit et des doctrines des Jacobins le brouilla avec les partis d’extrême-gauche. Son étude sur Bonaparte et la construction napoléonienne de la France, lui valut l’hostilité des bonapartistes, la rupture avec sa vieille amie, la princesse Mathilde, et le pamphlet qu’écrivit contre lui le prince Napoléon.

Il avait au plus haut degré le sentiment de la valeur et de la dignité de la personne humaine. Par nature, il était contraire au type très centralisé de la société, où l’État, par ses empiètements sur le domaine de l’individu, réduit les intérêts et les activités des citoyens. Il croyait que la meilleure forme politique est celle qui permet à l’homme son développement complet en laissant le champ le plus ouvert à ses entreprises.

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Messieurs, vous voyez peut-être maintenant le principe de l’esprit et de l’œuvre de Taine. Sa faculté maîtresse, pour parler sa langue, c’est l’aptitude à découvrir, en toute réalité du monde moral — qu’il s’agisse d’une âme, d’une société, d’une époque, ou de leurs productions variées, — les faits qui commandent et expliquent les autres. Cette aptitude n’est pas seulement, chez lui, une puissance de l’esprit pensant ; son imagination, sa sensibilité y sont accordées et la servent. C’est en lui comme une seconde vue, un sens immédiat et profond qui lui découvre les éléments essentiels de l’objet et lui permet de le reconstruire avec ses liaisons organiques, autour du centre générateur.

Dégager « l’essence », il y a tâché toute sa vie, d’abord par pur besoin de connaître et de comprendre, par un effet de la pure curiosité d’où naît la science ; plus tard, quand il vit son pays vaincu, malade, anxieux, instable, après trop de révolutions et d’aventures, afin de le servir comme médecin consultant, en cherchant le diagnostic d’où suivent les remèdes et l’hygiène nécessaires. Sur la France contemporaine qu’il avait attentivement regardée à Paris et dans ses nombreux voyages en province il n’avait voulu d’abord écrire qu’un volume où se limiterait sa consultation. Mais il était né philosophe ; il avait besoin de l’explication par les éléments premiers, qui, en histoire, sont les origines.

Aussi bien, il a toujours cru à la valeur pratique de la science pour la conduite des affaires humaines, et que mieux les hommes verraient, comprendraient les conditions et les liaisons des faits humains, mieux ils connaîtraient les circonstances nécessaires à l’apparition, à la durée, au dépérissement de telle forme de société, et plus ils sauraient prévoir les conséquences de leurs actes, plus ils seraient maîtres de leur destinée. Sa sensibilité, souffrante parce que trop vive, tendait au pessimisme, mais sa philosophie lui commandait une vue optimiste de cette humanité qu’il a aimée et étudiée avec passion. « Je crois que le monde marche au mieux », a-t-il écrit. Il s’était persuadé, comme Hegel, que la nature a pour terme la pensée, que le monde s’achève par la raison. Il était convaincu que le monde est ordonné logiquement, par suite intelligible, et donc que toute la science est possible. Historien, critique, philosophe, son objet fut toujours le plus haut que l’esprit de l’homme ait conçu : l’essence, les causes, les secrètes lois qui mènent tout. Et c’est ce qu’ont voulu dire les trois amis qui l’ont le mieux connu : Émile Boutmy, Albert Sorel, Gaston Paris, lorsque, cherchant ensemble, pour l’inscrire autour de sa médaille, la dense et brève formule où se concentrerait justement l’essence de sa vie et de son œuvre, ils ont fait graver ces mots sur l’airain :

CAUSAS RERUM ALTISSIMAS
CANDIDO ET CONSTANTI ANIMO
IN PHILOSOPHIA HISTORIA LITERIS
PERSCRUTATIS
VERITATEM UNICE DILEXIT.