Centenaire d’André Maurois (1885-1985), à Rouen - André Maurois et Rouen

Le 25 octobre 1985

Michel DROIT

André Maurois et Rouen
par M. Michel DROIT

 

Monsieur le Sénateur-Maire,

André Maurois aimait profondément Rouen.

Il n’aimait pas seulement Rouen pour tous les souvenirs qui lui étaient chers, souvenirs attachés à votre ville et qui, jamais, ne s’étaient détachés de son cœur.

Il n’aimait pas seulement Rouen pour Corneille, pour Flaubert et pour Alain.

Mais il aimait Rouen, aussi, pour sa lumière, pour ses pierres et pour son âme.

Et puis, il aimait Rouen pour les Rouennais.

Dans un petit livre intitulé « Rouen » et publié en 1929, André Maurois a consacré plusieurs pages au discours imaginaire prêté à celui qu’il appelle un « vieux Rouennais » et dont je voudrais vous lire quelques lignes.

« Comprendre Rouen ?... On ne comprend pas Rouen, Monsieur, On y vit... On y vit de père en fils depuis trois, quatre, cinq siècle... Non on ne comprend pas Rouen, on s’en imprègne.

La ville est homogène, antique, ses habitudes enracinées. On ne quitte pas Rouen quand on a l’honneur d’être né à Rouen, Monsieur. On n’émigre pas, même en France.

Le Rouennais, Monsieur, est insulaire. Il est le plus insulaire des Français. Par certains traits, il rappelle l’Anglais...

Le Havre, agité par les vents de l’Océan, fait ses affaires à la manière de New-York. Rouen, port intérieur, traite les siennes à la manière de la cité de Londres ».

Et un peu plus loin :

« À Rouen, on a le goût de la hiérarchie et un sens très anglais du respect sans bassesse ».

Cette comparaison à la Cité de Londres, puis cette allusion au sens du respect sans bassesse, qualifié de très Anglais, prêté aux habitants de Rouen, je ne sais pas comment Jeanne d’Arc les eut ressentis. Mais je vous donne l’assurance que, dans l’esprit d’André Maurois, c’était une façon très personnelle de dire à votre ville combien il l’aimait.

J’ai eu le privilège - il y a près de 30 ans - de passer trois jours à Rouen, seul avec André Maurois... Seul en dehors de nos heures de travail, car je tournais alors un film de court métrage qui lui était consacré.

Jusque là, je connaissais très peu Rouen. C’est donc avec André Maurois que j’en fis la réelle découverte. C’est lui qui m’emmena jusqu’à la Côte Sainte-Catherine, contempler la Seine traversant, comme elle l’eut fait d’une toile de Marquet, un paysage tout imprégné de vapeurs d’eau et dont le ciel était peuplé de tours et de clochers.

C’est André Maurois qui me fit vraiment voir, comme elle doit être vue, la cathédrale. Et aussi Paître de Saint-Maclou. Et aussi le musée avec ses Géricault. Et puis - pourquoi ne pas le dire, car c’était un gourmet ? - c’est lui qui m’initia à la vraie cuisine rouennaise. Car je puis vous assurer qu’absolument rien, dans le choix qu’il faisait des restaurants où nous allions, n’était laissé au hasard.

Nous tournâmes au Lycée Corneille.

J’avais voulu reconstituer, ou plutôt faire évoquer par André Maurois, sa première classe avec Alain. Et comme cette classe elle-même -je veux dire ses murs - existait toujours et demeurait consacrée à la philosophie, j’avais obtenu du proviseur de pouvoir la transformer, durant quelques heures en studio de prises de vues.

Il était entendu qu’André Maurois entrerait dans la salle, s’assiérait à la place habituelle du maître, et raconterait aux élèves ce qu’avait été le choc de ce premier contact avec Alain.

J’avais donc, auparavant, expliqué à ces jeunes garçons ce qu’ils devaient faire, et d’abord se lever quand André Maurois entrerait.

Et l’un d’eux m’avait répondu :

« Monsieur, quand notre professeur entre dans notre classe, nous nous levons toujours. A fortiori le ferons-nous pour M. André Maurois ».

Je suis absolument convaincu que ces bonnes manières sont toujours en usage en Lycée Corneille. Je ne suis pourtant pas aussi certain qu’il en soit rigoureusement de même dans tous les établissements d’enseignement secondaire français. Et, dans ce cas, je pense que ce n’est pas forcément aux élèves qu’il faut d’abord le reprocher.

Permettez-moi de terminer avec une anecdote, que je crois peu connue, de ce qu’on pourrait appeler : la petite histoire littéraire de Rouen.

Quand André Maurois était au lycée Corneille et qu’Émile Chartier, sous le pseudonyme d’Alain, publiait chaque jour des propos dans la Dépêche de Rouen, il y avait, à l’imprimerie de celle-ci, un jeune correcteur particulièrement chargé d’apporter tous ses soins à la lecture des épreuves de chacun des propos. Ce jeune correcteur s’appelait Pierre Dumarchais. Un jour, il deviendrait célèbre en littérature sous le pseudonyme de Pierre Mac Orlan.

Mais pourquoi était-il venu du Havre, s’installer à Rouen ? Parce qu’on lui avait dit qu’il apercevrait peut-être, sur les quais du port, un capitaine de la Marine marchande britannique, mais d’origine polonaise, qui se nommait Théodore Joseph Korzeniowski, et dont on commençait à connaître les romans qu’il écrivait sous la signature de Joseph Conrad. Et il est vrai que son cargo relâchait quelquefois à Rouen. Et à plusieurs reprises, il me l’a raconté, Pierre Mac Orlan aperçut, de loin, Joseph Conrad vidant quelques verres en compagnie d’autres marins.

Pierre Mac Orlan avait créé une expression : le « fantastique social » à laquelle il tenait beaucoup. Le « fantastique social », pour lui, c’était la troublante et naturelle intrusion d’une certaine dose de fantastique, fut-il très subjectif, voire imaginaire, dans notre vie de u tos les jours.

Alors, essayons simplement de nous représenter Rouen au début de ce siècle. Avec Émile Chartier qui n’est déjà Alain que pour petit nombre de lecteurs normands, avec Théodore Joseph Korzeniowski qui ne commence qu’à devenir Joseph Conrad, avec Pierre Dumarchais encore très loin d’être Pierre Mac Orlan, avec Émile Herzog qui attendra dix-huit ans pour s’appeler André Maurois.

Est-ce qu’il n’y a pas là un assez étonnant exemple de « fantastique littéraire... » ?