Recul des études littéraires

Le 6 avril 2000

Déclaration de l’Académie française

Déclaration votée à l’unanimité

par les membres de l’Académie française

dans sa séance du jeudi 6 avril 2000.

 

L’Académie française s’alarme de ce que la politique d’amenuisement des filières littéraires, depuis plus de deux décennies, soit sur le point de parvenir à éliminer presque complètement de notre enseignement la connaissance et le goût de la littérature.

On a d’abord asphyxié les langues anciennes. C’était oublier qu’elles servent à connaître le français. Des milliers de mots français sont d’origine grecque. Quant au latin, il est la clef non seulement d’une bonne maîtrise du français, mais de l’apprentissage des autres langues romanes vivantes. Des bases en latin et en grec sont indispensables aussi à la compréhension du langage scientifique comme des structures politiques et juridiques de notre civilisation.

L’étude des grandes œuvres françaises commande la capacité de rédiger et de s’exprimer aussi bien dans les sciences et en histoire que dans les diverses branches de la vie professionnelle.

Or, aujourd’hui, la langue et la littérature elles-mêmes ainsi que les exercices qui en sont les instruments d’étude semblent être devenus les ennemis à détruire. Il est possible d’arriver au baccalauréat sans jamais avoir lu, in extenso, un seul de nos grands classiques. Et si aucun texte officiel n’a encore formellement interdit la dissertation française, tout est mis en œuvre pour en décourager la survie. Les partisans de sa suppression allèguent le faible pourcentage des candidats au baccalauréat qui désormais la choisissent, puisque la majorité d’entre eux lui préfère le commentaire de texte. Il y a dans cette objection beaucoup d’hypocrisie car, pourquoi les candidats ne préféreraient-ils pas l’exercice le plus facile au plus difficile ? La dissertation exige organisation de la pensée, construction d’une argumentation, maîtrise du raisonnement et de la syntaxe, aptitude à fournir des exemples tirés d’œuvres. Elle comporte des risques. Le commentaire de texte se borne le plus souvent à une banale paraphrase où la répétition tient lieu de culture et de pensée. Les candidats sont assurés d’y obtenir une note au moins moyenne.

L’Académie désapprouve cet encouragement systématique aux solutions paresseuses, sous prétexte d’égalisation des chances. Cet expédient se retourne contre ceux qu’il prétend aider. Au lieu que l’école soit pour eux le moyen de corriger et de compenser les infériorités éventuelles dues à un milieu social peu imprégné de culture, sa dégradation les prolonge et les aggrave.

La pédagogie dite moderne s’efforce non plus de faire émerger les dons naturels des moins favorisés socialement, mais de vider l’enseignement de contenu au point qu’il n’y existe plus aucun critère d’excellence. L’égalitarisme idéologique renforce ainsi les inégalités, puisque les élèves qui veulent vraiment apprendre empruntent alors des itinéraires privilégiés et sélectifs, dont seules les familles aisées connaissent les accès et peuvent assurer les coûts. Il existe, certes, une façon de lutter contre ce nouvel élitisme social : ce serait de détruire les grandes écoles. C’est d’ailleurs ce à quoi ont commencé à s’employer les nouveaux pédagogues. S’ils réussissaient, ils auraient ainsi parachevé leur œuvre et permis qu’il n’y ait plus en France aucun diplôme supposant qu’on ait appris quelque chose pour l’obtenir.

Cette crise, il est vrai, commence en amont de l’école, avec la dégradation de la formation des maîtres eux-mêmes.

L’Académie rappelle à nouveau que l’école républicaine a été conçue en vue de corriger les effets des inégalités d’origine sociale et non en vue de les accentuer. C’est désespérer de l’école que de la déclarer, dans son principe, incapable d’initier les enfants et les adolescents d’origines diverses au plaisir de comprendre nos chefs-d’œuvre littéraires. Ceux qui ne trouvent pas, dans leur milieu, d’incitation suffisante à découvrir ces chefs-d’œuvre, ni même l’occasion d’en entendre parler, n’est-ce pas de l’école qu’ils sont en droit d’attendre ce que la famille n’a pu leur donner ? Renoncer à faire jouer ce rôle correcteur à l’école et affaiblir, sous ce prétexte fallacieux, l’enseignement littéraire pour tous, n’est-ce pas œuvrer au contraire de ce que l’on prétend rechercher, puisque dès lors, la démission de l’école consacre les inégalités culturelles d’origine sociale ?

Étrange conception de la citoyenneté que de la vouloir ignorante de cette méditation sur l’homme qu’a été notre littérature pendant mille ans et qu’elle continue d’être aujourd’hui.